1984, naissance. Au sein d’une famille disloquée, dans un foyer qui part en lambeaux. Peut-être qu’elle n’était que la goutte de trop, celle qui a fini par faire déborder le vase. Le minuscule battement d’aile du papillon qui a fait s’écrouler leur monde entier. Elle a à peine eu le temps de la connaitre que sa mère a claqué la porte derrière elle, préférer fuir la maternité, remettre ses trois enfants au bon soin de leur père, père à moitié absent, jamais vraiment là, trop dévoué à la caste qu’il servait. Ne reste qu’Amund et Ulrik pour prendre soin de l’enfant, lui apprendre la vie, à ce minuscule bébé échoué entre leurs grandes mains.

1991, mort d’Amund. Il est parti. Comme ça, sans un mot de plus. Lui aussi. A son tour, il a disparu, n’a laissé que le vide derrière lui. Son absence est terrible, un coup porté contre une surface déjà que trop fissurée. Il n’est plus là, il est mort, et il ne reviendra plus jamais. Les souvenirs de lui sont imprécis, très flous, parce qu’elle était jeune, trop jeune, et c’est bien ce qui fait le plus mal. Ne lui reste plus qu’un carnet qu’il lui remet, caché précieusement, comme petit trésor et dernier souvenir de lui. Pas des moindres. Qui lui permettra de comprendre, de longues années plus tard. Mais désormais, il ne reste plus que l’enfant esseulée, dans un foyer fracturé. L’ombre du père plane, pesante et oppressante, sans pour autant vraiment être là. Il n’y a plus qu’Ulrik auprès d’elle, personne d’autre. Tous les autres sont partis. Combien de temps avant qu’il ne passe la porte à son tour ?

1997, départ d’Ulrik. Ça ne manque pas. Bien sûr que non. Elle aurait dû le prévoir. Qu’une nouvelle personne l’abandonnerait. Qu’il ne resterait qu’elle, dans cette maison de vide et de silence. Plus qu’elle pour mener le navire, pour apprendre la vie. Il a beau être là, jamais loin, trouver du temps à lui accorder, entre deux heures de boulots, à la sortie de l’école, ce ne sera plus jamais pareil. Elle tangue, au milieu du grand monde, petite chose solitaire. Elle se renferme sur elle-même, déconnectée des enfants de son âge. Elle a bien trop à penser, ne se résume pas aux histoires de la cour de récré. Les responsabilités de la vie d’adulte lui tombent dessus sans qu’elle n’y ait été préparée. Les brimades la poursuivent en dehors des cours, tout est sujet à moquerie et elle vit très douloureusement cette période de sa vie. Mais il y a eu Synne, là pour l’épauler, pour tirer la gamine vers le haut, ne surtout pas la laisser sombrer. Synne à qui elle doit son salut d’enfant, sauveuse à ses heures perdues, même des années plus tard.

2001, mort du père. Il n’en restait qu’un. Plus qu’un. Même s’il n’était jamais là, même s’il ne comptait pas vraiment, il était là. Et c’est peut-être pour ça qu’elle s’accroche, ne compte plus ses heures à son chevet, les heures passées à dormir dans un coin de l’hôpital, alors que la maladie l’emporte peu à peu. Il a fallu qu’à son tour, il s’en aille. Maman, Amund, Ulrik, Papa. La boucle est bouclée. Il ne lui reste rien d’autre qu’elle-même. L’étau de sa solitude se resserre, l’abandon lui broie le cœur. Adolescente mutique, elle s’échoue chez son frère, ce frère qui l’a laissé pour compte, des années plus tard. Et même là, à habiter avec lui, près de lui, elle se fait oublier. Il a fort à faire, le flic amoureux, n’a pas vraiment besoin de sa jeune sœur dans sa vie. Elle gère son deuil comme elle le peut, suit avec apathie le ballet des âmes errantes dans ce nouveau foyer qu’elle ne reconnait pas. La sensation de ne pouvoir compter que sur elle-même s’accentue.

2002, départ à l’étranger. Elle profite de sa majorité pour fuir cette île, cette ville, ces gens. Peut-être qu’elle aussi y était destinée, à fuir. Que c’est leur malédiction, aux Lindholm. La fuite ou la mort. Elle a choisi de s’en aller plus que de trépasser. Le rite de passage de Synne et le fossé creusé entre elles n’a fait qu’accentuer cette sensation qu’elle avait de ne pas s’appartenir, de ne pas avoir sa place ici. Elle s’en va pendant un an, vivote au gré de la houle et des marées, voyage et apprend la vie ailleurs, ce que c’est, en dehors de cette société maudite. Appareil photo vissé à l’œil, elle vit de ses clichés et de petits boulots récoltés çà et là, profite de cette nouvelle liberté pour se ressourcer.

2003, retour à Senja. Elle aurait pu continuer ainsi pendant longtemps. Elle ne sait pas bien ce qui l’a convaincu de revenir aussi vite, de fouler à nouveau le sol de cette île maudite. Il faut bien se rendre à l’évidence : elle est bien plus attachée à Senja qu’elle ne veut se l’avouer. Mais c’est peut-être l’occasion d’apprendre à apprécier sa vie ici. Ce qu’elle fait, fraichement engagée dans le journal du coin pour en assurer la couverture photo. Et c’est aussi l’occasion de se couler dans les bras de Johan, d’apprendre à bien mieux le connaitre que ce béguin d’adolescente. C’est là un moyen comme un autre de se réconcilier avec cette île, de trouver l’amour et de s’y plaire, quand bien même leur relation n’est jamais au beau fixe, entrecoupée de leurs crises. Mais elle est forte à ce jeu, Maja, de s’accrocher et de croire qu’elle pourrait tout réparer. Et surtout, elle a ce besoin terrible de s’attacher des âmes, et ne surtout pas les laisser partir, pas encore une fois.

2006, arrivée de Laura dans leur vie Elle bouleverse tout sur son passage, la gamine. Et finalement, ne fait qu’exacerber les doutes qui lui retournent le cœur, lui détruisent chaque parcelle de confiance qu’elle place ailleurs qu’en elle-même. Tant bien que mal, elle s’efforce de composer avec le petit être qui vient régir leur vie. Déjà dépassée par l’emprise de la caste de la nature sur Johan, ceinte d’une jalousie certaine envers tout ce qui le dévie d’elle, elle ravale sa frustration, refuse de se laisser ainsi remplacer, cherche tant bien que mal à prendre de la place dans la vie de l’enfant, à prendre ce rôle de belle-mère qui lui permettrait peut-être de garder un semblant de stabilité dans sa vie, de ne pas perdre Johan du même coup.

2008, départ de Senja. Mais elle n’est pas assez, ne fera jamais assez. Elle finit par jeter l’éponge, après deux années à essuyer défaite sur défaite, à se voir oublier au profit d’autres personnes, de surnaturels et de Laura. Pourtant, il fait bien ce qu’il peut, Johan, court partout pour surtout satisfaire tout le monde, les ordres reçus, son cœur de papa, et les exigences de sa belle. Mais tout son bon vouloir ne suffit pas à garder Maja près de lui, Maja qui demande plus, toujours plus, incapable de se satisfaire du peu qu’on lui accorde, alors que beaucoup saurait s’en contenter et apprécier la chance d’avoir Johan à leur côté. Elle finit par s’emmouracher d’une femme, une étrangère de passage, journaliste venu enquêter sur le terrain pour découvrir ce qu’est vraiment cette drôle de cité régie par les dieux. Quelques semaines plus tard, elle s’envole à son bras, quitte Senja pour New York, tire un trait sur cette vie-là, bien décidée à voler de ses propres ailes.

2009, reporter de guerre. Elle s’ennuie, s’ennuie peut-être trop vite. Une fois la passion retombée, trop vite installée dans la routine new yorkaise et son nouveau boulot au journal, elle se lasse, quitte sa compagne, s’envole comme reporter sur le terrain. Les sujets pleuvent, il y a toujours quelque chose à rapporter au pays, à décortiquer sous sa plume, à capturer grâce à l’objectif de son appareil photo. Elle ne souffre d’aucun repos, revis sa première année à parcourir le monde, mais cette fois-ci, s’abruti de conflits armés, de la pauvreté du monde, des crises qui régissent cet univers qu’on oublie trop souvent, enfermés sur cette île qu’est Senja. Elle se fait un devoir de ne rien laisser passer, de dévoiler toutes les horreurs auxquelles elle assiste, avec l’honnêteté et la franchise qui la caractérise.  

2013, retour à Senja. La mission de trop, le risque qui finira bien par lui coûter ses aventures. Prise dans une explosion suite à un conflit armé, si elle ne tarde guère à se soigner, elle garde pour elle les cicatrices d’une brûlure grave, sur une grande partie de son dos, qui remontent et gangrènent sa nuque. Elle n’assume pas, répugne ces traces disgracieuses, qu’elle se convainc d’être discrètes, faciles à cacher une fois habillée. Mais elle y voit finalement l’occasion de laisser une dernière chance à Senja. Peut-être pas pour bien longtemps, lorsqu’elle revient dans sa ville de naissance, elle n’y voit qu’une pause, se persuade qu’elle sera bientôt repartie. Mais finalement, l’île l’enchaine à nouveau et elle y retrouve ses marques, bien malgré elle. Le journal l’accueille comme si elle n’était jamais vraiment partie. Célébrée pour ses photos, le temps lui permet vite d’évoluer, forte de son expérience à l’étranger.

2016, recherche de sa mère, découverte de son demi-frère. Il y a des secrets qui tardent à être découvert, mais auxquels on ne laisse pas de repos pour autant. Maja a patienté trente-deux longues années avant de partir en chasse, d’enfin s’interroger sur l’abandon de cette mère, le premier qu’elle a subi et qui a peut-être bien entrainé tous les autres par la suite. Et lorsqu’enfin elle finit par lui mettre la main dessus, elle n’arrive pas même à en être heureuse, encore moins rassurée. Elle ne s’attendait à rien, pas de sa part, et pourtant, elle se retrouve bien déçue par ce qu’elle trouve. Ça valait bien la peine de quitter leur foyer pour se perdre dans la misère et la précarité de cette autre vie qu’elle s’est trouvée, loin de ses enfants aînés. Parce qu’il y en a un petit dernier qu’elle trouve là, demi-frère inconnu et pourtant bien là, bien vivant, bien réel. Saisie du terrible besoin de ne pas lui faire subir les mêmes déchirements, de lui donner la vie qu’elle n’a pas eu, de le mener sur le bon chemin, elle le prend sous son aile. C’est une mission qu’elle se donne, mission périlleuse qui ne lui laisse surtout aucun repos. L’idée de se reposer sur Ulrik, de l’informer de cette nouvelle famille, ne lui vient même pas, elle se croit capable d’œuvrer seule. Et elle tente, de toutes ses forces, endure ses comportements toxiques, les problèmes qu’il lui ramène, ses fréquentations douteuses, les risques qu’il lui fait courir pour le maintenir à flot, l’empêcher de couler. Mais elle n’abandonne pas, entêtée, perdue dans cette détermination qui finira bien par la perdre.

2018, remonte la piste de son frère. Il y a trop de secrets à déterrer, trop d’abandons qui ont fini par causer sa perte. Les Lindholm sont sujets à recherche, et elle ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Amund, pierre angulaire de son enfance, deuxième de la longue liste des abandons. Le carnet que l’enfant gardait précieusement comme talisman est ressorti des vieux cartons, entre les peluches et les jeux abimés par le temps. Et lui en révèle peut-être un peu trop. Son flair la mène sur des pistes ardues, semées d’embuches. Les circonstances de la mort de son aîné sont bien troubles et les années ont épaissi la marque qu’il a laissé à Senja. On ne lui apporte guère de réponses sur ce qui l’intéresse, mais elle retourne les mauvaises tombes, ouvre les mauvais placards. S’approche un peu trop près de la tourmente et de secrets peu avouables. Ce n’est d’abord pas grand-chose, pas de quoi beaucoup s’inquiéter. Des rendez-vous annulés, quelques messages douteux. Mais elle comprend bien vite qu’on la suit, qu’on la surveille. Qu’on va et vient dans son appartement en toute impunité, qu’on y laisse sa trace. Rien n’est engagé contre elle, mais la menace plane, constante, comme si les fréquentations douteuses qu’elle se coltine au fil de ses recherches ne suffisaient pas. Et ses angoisses ne font que s’exacerber, accompagné du temps passé à veiller sur son cadet, sans que jamais son envie de titiller, de ne surtout pas s’arrêter en si bon chemin ne s’éteigne. Mais il suffit d’une fois, une fois de trop où tout finit par déraper. Agressée dans son propre domicile, seule face à l’homme, elle n’a d’autre choix que de se défendre comme elle le peut, finit bien par retourner l’arme de l’agresseur contre lui-même. Elle tire plusieurs fois, dans la panique, pas sûre de le toucher. Avant d’écoper d’un cadavre. Affaire sans suite, classée comme légitime défense. Qui grave pourtant une cicatrice dans son âme écorchée, ne lui laissera surtout jamais trouver le repos à nouveau. Qui lui rappelle que trop bien le regard d’Ulrik, jamais loin, quelque part au poste de police, sans pouvoir rien faire, sur le qui-vive. Aucun des deux ne trouvera vraiment le repos.

2019, demi-frère tombé dans le coma. La paranoïa entraine la fatigue et elle se retrouve bien seule, malgré son demi-frère, jamais bien loin, sur lequel elle veille autant qu’elle peut, elle qui n’a pourtant jamais été bien bonne à ce jeu. Continuellement mise sous tension, sur les nerfs, un rien la fait déraper, et elle se retrouve bien dans le miroir que lui renvoie son demi-frère, finalement. Mais ils ont des problèmes bien différents, dans lesquels elle a bien du mal à se reconnaitre. Les choses dégénèrent, alors que ça n’aurait pu qu’être une énième fois à éviter son regard percé par la drogue. S’il s’était arrêté là. S’il ne s’était pas montré aussi menaçant, aussi agressif dans ses propos comme dans ses gestes, de cette carrure qu’il impose, de cette nouvelle manière de la brusquer. Mais elle n’a rien à portée de main, Maja, sinon elle-même, et lorsque les choses dégénèrent c’est contre une fenêtre qu’elle l’envoie valser, derrière laquelle il chute jusqu’à s’écraser sur le pavé en contrebas. Et depuis, sa vie part en roue-libre. La culpabilité se mêle au soulagement de ne pas le savoir mort, de ne pas être coupable d’un nouveau décès. Et pourtant, peut-être bien qu’elle aurait préféré. Que ç’aurait été plus facile. Parce qu’elle cherche encore une fois à réparer les pots cassés, à se racheter aux yeux d’elle-même, puisqu’il n’y a plus personne d’autre. Elle se fatigue au chevet de ce demi-frère coincé entre la vie et la mort, s’endette et y passe toutes ses économies, dans ses soins. Elle a beau se démener, mais ça ne suffit pas, ne suffira jamais.

2020, rite de passage. A gérer cette vie qui part en lambeaux, elle finit pourtant bien par y trouver une lumière. Y voit un espoir doucereux, un moyen comme un autre de résoudre ses problèmes. La proposition ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde et elle embrasse Freyr, peint ses bras de sa dévotion, se trouve une nouvelle famille dans l’adversité. La nature et la mort l’accueillent, étrange maison dans laquelle elle entre, à laquelle elle ne sait que penser. Et vient une autre maison, quand Synne propose d’aider une amie dans le besoin. Si Maja refuse l’argent proposée, le refuge que lui accorde la jeune femme lui permet de vendre son appartement en dernier recours, de récurer les fonds de tiroir pour continuer de payer les frais d’hospitalisation de son jeune frère. Spirale sans fond dans laquelle elle s’enfonce, sans en voir le bout. Et les derniers recours commencent à se faire peu nombreux.