1985. Les premiers jours sont paisibles, lents, faciles à endurer. Il ne manque pas de bras pour l'étreindre, pas de regards pour le contempler. A vrai dire, ils se succèdent les uns après les autres à ses côtés. Petite parade de tantes, d'oncles, de cousins parfois bien éloignés, tous prêts à venir l'acclamer. Ça grouille toujours de monde dans la baraque pas assez grande pour tous les contenir. Il n'y a pas grand chose à proposer aux invités, pas beaucoup de cadeaux à disposer sur la table de la salle à manger. Les Mizrah possèdent bien des choses, une fierté déplacée, un égo surdimensionné, un tas d'idées foireuses et un culot sans précédent. Mais l'argent n'en fait pas partie. Précarité à laquelle aucun ne déroge et à laquelle aucun ne se soumet.

A plusieurs reprises, ils font mention de ce vague parent qui a réussi, crache le récit de son succès avec mépris. Lui est parti et eux sont rongés par la jalousie. Leurs discussions enflammées rythment l'existence du poupon, pas conscient des enjeux, pas conscient de l'anormalité des discussions perçues. Première propagande pour le crime dès les premiers cris. Ils ont de beaux arguments déjà, calquent leurs stratégies sur celui qui s'en est sorti, tentent de suivre des lignes parallèles pour reproduire le miracle. Y en a des plans qui se construisent ici au-dessus du berceau. Que le père mène à bien jusqu'à réaliser tout le mal que ça leur fera. Des amendes dans le meilleur des cas, des jours de taule par ci, par là. Des braquages loupés, des complices arrêtés, la hantise que ces derniers le balancent. Ces mauvais coups mal orchestrés viennent animer l'existence du nouveau-né. Pour lui assurer une vie plus digne, le géniteur n'hésite pas à mentir, tricher et voler, se verrait bien se sacrifier pour lui promettre toutes les chances qu'il n'a pu obtenir. Dévotion paternelle qui pavera inéluctablement la route du fils.

1989.Deuxième bénédiction pour un foyer plongé dans une pauvreté de plus en plus avérée.  Le cortège reprend, les baisers claquent toujours aussi fort contre les joues des enfants. La joie se décline d'un regard à l'autre. Pourtant, Khalid ajoute de nouveaux problèmes à l'équation. Malik regarde son remplaçant avec beaucoup de méfiance, ne sait pas quoi en penser de ce nouvel arrivant qui vient chambouler son quotidien bien huilé. Le fric devient une denrée plus rare que jamais et les petits coups d'éclat du paternel n'y changent rien, pas plus que son optimisme démesuré. Mais ça parait évident que leur deuxième fils serait aussi le dernier, pas les moyens d'en assumer un de plus. Surprotection ironique du bambin alors qu'on amène davantage l'aîné à briller.

2000. Contre ses doigts repliés, le sang n'a pas encore séché. La mère évite de le notifier, ses propres mimines crispées contre son sac à main. Il décèle la terreur, la fureur, sa retenue manifeste face à cette foule d'émotions qu'elle contient. " C'est lui qui a commencé. " Qu'il répète pour la forme, les yeux résolument fixés sur le mur d'en face. La légitime défense ne parait pas compter, pas légitimer la riposte. Il lui fout les preuves de son innocence sous le nez, met en évidence comme il peut, les éraflures sur son visage, la morsure sur son poignet. Khalid troque son humanité contre cet état à mi-chemin de la bestialité et de la folie. Malik ignore ce qui déclenche ses crises de colère, il tente de comprendre en silence ce qu'il s'est passé. La jalousie expliquerait la colère, ne semble pas justifier toute cette rage pourtant. Pas particulièrement fier de lui avoir pété le nez, pas particulièrement honteux non plus cependant de s'être défendu, il ne parvient pas à éprouver de l'inquiétude totalement pour le gosse qui se fait remettre l'os en place. Frère ou pas, il ne compte pas laisser un gamin le démolir sans raison. Le jugement maternel tarde à tomber, elle s'achète sciemment du temps. " On en discutera quand votre père sera rentré. " Cela risque de se terminer à coup de punitions stupides. Tout ça parce que son cadet n'arrive pas à gérer son tempérament. Il soupire, disperse l'hémoglobine contre le dos de sa main du bout du pouce. Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter un frangin aussi sanguin ? J'en voulais pas qu'il aimerait presque pouvoir hurler mais le respect et le bon sens l'obligent à garder ses pensées scellées.

2001. Il a le pied dans la bagnole, l'autre sur le macadam. Faut pas qu'on le surprenne au volant de l'engin alors qu'il n'a pas l'âge de conduire et qu’il ne dispose pas des papiers. Puis, ce n'est pas dans cette rue malfamée qu'il devrait se trouver mais de ça, ses parents sont plus ou moins au courant. Ça sert à rien l'école de toute façon, son père le lui a confirmé pas plus tard que ce matin au petit déjeuner. Alors il s'est trouvé un passetemps plus lucratif, pique des caisses pour mieux les revendre aux plus offrants. Il a le sens des responsabilités, s'octroie les moyens de le revendiquer en ramenant du fric sur la table. Cependant, il est aussi là, face à sa camarade de classe alors qu'il devrait plutôt détaler. " Qu'est-ce qui se passe, Farah ? Dépêche-toi, s'te plait. Je peux pas trainer. " Qu'il balance, le regard déposé sur chaque manifestation de vie à l’angle de la rue. " Je suis enceinte. " Les mots titubent contre ses lèvres, souffle à peine expulsé qu’il grappille à la volée, qui l’oblige à se rasseoir côté conducteur pour réapprendre à respirer. " Tu es certaine ? " Petit mouvement de tête qu'il aimerait avoir mal interprété. " Je n’attends rien de toi. Je le ferai adopter, je ne voulais même pas t’en parler mais mes parents ont insisté alors... Voilà. " Livide, Malik observe son horizon se réduire petit à petit, le choc l’empêchera de répliquer, de la faire taire et de l’obliger à reconsidérer leurs options. Farah tournera les talons avant qu’il puisse retrouver son souffle et sa lucidité. Des jours pour la convaincre de le lui confier à la place. Seize ans, pas la moindre perspective d’avenir mais le nez collé bientôt à un berceau. On lui a appris très jeune à assumer ses erreurs mais il accueille son fils autrement que comme une faute à réparer. Il est fier de lui trouver un nom, de l’élever, aidé par des parents prêts à l’épauler. A l’abri des regards, des commentaires et du jugement, Basil grandit sous l’œil attentif d’une meute prête à tout pour le protéger.  

2002. Hamid lui secoue l’épaule mais il l’ignore sciemment. " Tu avais juré qu’on ne ferait que du repérage. S’ils se rendent compte qu’on ne vient pas de leur lycée… " Mais Malik le fait taire d’un signe de main avant de s’en débarrasser. " Détends-toi, prends un verre, fonds-toi dans le tas. " Après ces instructions, il s’éclipse, plante son ami et complice au milieu du salon, entouré par une marée d’adolescents déjà bien trop éméchés. La fête bat son plein, il est vrai. La baraque dégueule un luxe apparent, pas surprenant que la bière soit servie dans quelques coupes de cristal. Il en arrache deux à un plateau avant de la retrouver. Inconnue toujours calée à une table quelconque près de l’entrée. " Tu en as mis du temps. " Qu’elle susurre, le regard penché sur la bougie à proximité, ses doigts flirtent étrangement avec la flamme. Sublime allégorie de sa propre situation, il faut le reconnaitre. Elle lui en renvoie la lumière en vissant ses sombres iris aux siennes, il a l’impression de contempler le soleil de trop près. Elle est bien trop belle, bien trop intelligente, bien trop riche pour lui. Hors de sa portée. " Les bonnes choses mettent toujours du temps à arriver. " Il dépose un léger sourire sur ses lèvres tandis qu’elle parait méditer sur ses propos. " Tu es dans quelle classe déjà ? " Pas besoin d’être devin pour voir que les mensonges qu’il aligne encore pourtant, ne sont pas avalés. Sa dégaine dévoile plus de détails sur sa précarité qu'il ne le souhaiterait et ici, seuls les fils à papa peuvent se payer le luxe de côtoyer des créatures aussi fascinantes que celle qu'il a accosté. Plus tard, ce soir-là, alors qu’elle glisse son numéro elle-même dans son blouson, elle lui murmura un " Je ne dirai rien à personne, à condition que tu m’appelles. " Une promesse, une menace, un avertissement, tout ça à la fois. Il est subjugué par son assurance tandis qu'elle s'éloigne sans même se retourner.  Échantillon du danger qu'il ne perçoit pas, Icare garde ses plumes pour quelques temps, convaincu alors que le soleil ne pourra jamais être autre chose que son allié.

2007. Sa vie se déplace d’une main à l’autre. Cette femme ignore tout de lui, de ses peurs, de ses accomplissements, de ses aspirations. Mais elle obtient la majorité de sa garde pourtant. Calé entre deux avocats et cintré par le regard d’un juge particulièrement austère, il voit la moitié de son existence lui être arrachée sans autre forme de procès. Le casier judiciaire qu’il se trimballe, a fait pencher la balance du mauvais côté. Le pire étant que les délits alignés ne représentent pas la moitié de ses méfaits. Et les soupçons sur l'existence de son petit gang, pèsent juste assez pour que la justice décide de se placer dans le camp de Farah. Son diplôme et sa prétendue stabilité viennent conclure la décision. Les années d’absence de la mère ne suffisent pas à justifier l’acharnement du père. C'est une guerre muette qui finit sans grands fracas. Pas d'explosion, pas de cris, pas d'insultes, rien que la froide procédure qui l'expulse de l'existence de son gamin à coup de paperasses signées. Les affaires du petit rassemblées, les promesses disposées entre eux, il l’amène vers cette terrible fatalité et Basil semble s’en accommoder, déjà bien enclin à connaître celle qui voulait, autrefois, le faire adopter. Tellement de questions posées depuis trop longtemps sur cette génitrice énigmatique et les réponses désormais à portée de main. Sentiment de trahison si violent que Malik contient tandis que la porte se referme sur un foyer auquel il ne serait jamais assimilé. Quotidien morcelé par ses responsabilités dites professionnelles et ces quelques weekends où on daigne le lui confier, retour de la douceur, de la candeur. Tu te deviens trop dangereux qu’elle lui dira ultimement, je préfère rester chez ma mère qu’il finira par confirmer, réduisant leurs retrouvailles à presque néant.

2008. Sa silhouette se découpe du vide, jure avec la vétusté de cet hôtel miteux. Ses apparats dégueulent toujours autant sa richesse, son bagage culturel. Créature échappée d'un palais qui atterrit ici pour conspirer contre les choix opérés. Gosse qui dispose de tout, sauf de ses désirs. Toujours hors de sa portée et pourtant, il la saisit, l'entraine jusqu'à la chambre. Une main sur chaque hanche, les lèvres déposées contre les siennes, un rituel qui perd ses codes quand l'imprudence s'en mêle. Elle coince ses doigts contre sa nuque, les oblige à redescendre ensuite. Ils pianotent distraitement sa mâchoire, exhibent sous la rétine, l'éclat mortel. Ça se coince sous la paupière et ça brûle si fort que les yeux se mettent à clignoter. Sa bouche le revendique encore, il la repousse, bras tendus pour l'éloigner, regard braqué sur l'anneau. " Il a fait sa demande hier. " Qu'elle confirme d'un souffle, jouant avec la bague du bout du pouce, l'ongle râpant le serment entamé. Il la regarde longuement, racler l'or, lui étriper ses espoirs vains et inavoués. Il a cru qu'il arriverait à la détourner de ce qu'on a tracé pour elle, qu'il parviendrait à la raisonner. " Tu savais que ça se terminerait comme ça. " A croire qu'elle se doute de ce qui se passe là-haut. Elle l'a averti, c'est vrai. Le jour où une opportunité se présenterait, elle abandonnerait leurs secrets, n'ouvrirait plus aucune porte pour le retrouver de l'autre côté, ne lui offrirait même plus les moyens de la contacter. Ça s'arrête ici. Et elle ne semble pas en être chagrinée. La rage ravalée, la blessure intacte et visible dans la rétine assassine, il la relâche pour de bon, recule de plusieurs pas, redevenant l'étranger qu'il aurait dû rester il y a plusieurs années. " Sors d’ici s’il te plait. " Il pourrait lui se tirer, cet endroit n'est pas sa propriété. Pourtant, ça lui parait important d'y rester, de s’approprier les lieux, de tout s’approprier si possible. Puisqu’il ne peut pas l'avoir elle, alors, il aurait tout le reste.

Mais écrasée par cette affirmation silencieuse, elle devient seulement présomptueuse, arrogante, effroyablement capricieuse. " Ne me laisse pas partir comme ça. Parle-moi. " C'est la dernière fois qu'elle voudrait ajouter sans nul doute, il peut presque l'entendre le prononcer. Elle veut des adieux alors qu'il ne supporte même pas un seul au revoir. " Pour te dire quoi ? Félicitations ? " Timbre froid, dénudé de tension, d'émotions. Il se referme, se replie alors qu'elle l'encercle de ses yeux trop grands et de ses mots trop étudiés.  " Enerve-toi alors. Traite-moi de pute. Crie, frappe-moi. " L'insulte est basse, incohérente quand elle s'extirpe de sa bouche redessinée par du maquillage hors de prix, comme si elle s'abaissait à employer son langage à lui pour pouvoir l'atteindre. Des efforts qu'elle exécute parfois comme lui peut tenter de donner un peu de prestige à ses paroles. Ils se retrouvent toujours à mi-chemin. A mi-chemin de leurs vies respectives, à mi-chemin de leurs futurs opposés, à mi-chemin de leurs souhaits. Quelque part où ils n'existent plus tout à fait sous les mêmes identités. Là où elle est intouchable, se substitue à l'héritage familial, aux pressions qu'elle subit depuis toujours pour parfaire la réputation de sa mère, l'empire de son père. Lui n'est qu'un voyou pas qualifié pour la seconder. " Tu crois que je vais te rendre la tâche facile en plus ? Non, je ne vais pas faire en sorte que tu me détestes, Yara. Je ne vais pas t’épargner le doute. " Son assurance traverse la pièce. " Je n’ai pas de doute. " Il aimerait pouvoir en rire de ce mensonge. " Qu’est-ce que tu attends pour te tirer alors ? " Dos tourné, gueule penchée sur la fenêtre. " Je ne veux pas que ça se termine comme ça. " Qu'elle balance par-dessus son épaule. " Tu croyais que ça se finirait comment ? " Sûrement pas dans l'allégresse, pas quand il a conscience de lui ne pas lui suffire. Son ombre grandit, l'engloutit. Elle dispose de lui sans difficulté, l'étreignant avec une force terrifiante. " Arrête. " Elle se glisse entre lui et la vitre, l'attire toujours plus contre elle. " Arrête ça. " Qu'il scande une dernière fois alors que l'injonction s'écrase déjà contre ses lèvres et qu'elle l'emporte sans plus d'effort dans leur ivresse. Quand l'aube l'obligera à se réveiller face à l'oreiller qu'elle aura déjà déserté, il sera bien incapable de le regretter.

2009.  Le paysage se ternit, l'or qui couve à l'abri ne suffit pas à ramener les couleurs au fond de la rétine. Il perd l'engouement peu à peu, devient cet assemblement de cruauté et d'insensibilité dévouée au massacre. Les gestes se font plus meurtriers que jamais, le scrupule s'absente définitivement. Il répand le sang parfois, assure la pérennité de son clan. Sur le marché noir, leur offre se diversifie, la concurrence tremble ou se fait évincer. Il ne recule pas quand on l'accule. Posture offensive qui perd de sa superbe le jour où on l'avertit qu'une petite souris est occupée à percer leurs secrets. Il l'attrape sans trop de difficulté, joue un peu avec elle sans toutefois l'achever. La journaliste lui semble inoffensive, il baisse sa garde, se prête à une dynamique peu innocente pour la détourner de son but. Le solitaire trouve un certain réconfort dans ses bras, reste un enfoiré notoire qui profite d'elle, l'exhibe sous le nez de Yara. Jalousie qui ne suffira pas à la lui ramener. Le mariage en grande pompe est annoncé, préparé et scandé. Il suffoque à chaque coin de rue, retrouve vaguement un second souffle auprès de Maja alors qu'elle lui fait miroiter une alternative à son agonie. Il prend le raccourci au lieu d'affronter les faits, s'enfuit comme un lâche, quitte le pays avec elle, refusant d'assister à la fin de son Utopie. Basil ne consent plus à lui parler depuis déjà plusieurs mois quand il se décide à embarquer. Puis, y a assez de fric sur la table pour combler sa famille alors il peut l'envisager. Il se trouvera tout un tas d'excuses pour justifier cet éloignement à sa troupe de malfrats. Faut étendre le réseau, débaucher de nouveaux fournisseurs, penser en grand, au-delà des frontières. Il s'y applique dans les faits, noue tout un tas de relations toxiques qui profitent à leur commerce. Et bascule d'un pays à l'autre sans aucune constante en croyant pouvoir distancer le vrai manque, remplaçant les contacts bénéfiques par le toucher froid et impersonnel du flingue qu'il trimballe d'ici à là-bas de manière tout à fait illégale. Il égare son semblant d'humanité et s'achète un aller simple pour une damnation volontaire.

2013. Ça siffle encore au-dessus de sa tête quand il se met à ramper, main déposée contre le trou béant. Le souffle se raccourcit alors que la pièce tangue, il pousse l'excès jusqu'à atteindre la carcasse à proximité. Ses ongles s'enfoncent dans la veste de Hamid pour le retourner, ce seul mouvement lui déchire le flanc, approfondi la plaie. Sa plainte se noie dans les tirs encore trop fournis par l'ennemi. Paume posée sur le torse, il tente de s'accrocher à un espoir mais à l'intérieur, le silence retentit. Son plus vieil ami, son plus fidèle allié a le regard vide et trois balles plantées dans le cœur. Malik voudrait dégueuler sa peine mais la douleur aiguë l'en préserve. Et puis, la survie supplante la détresse. La paluche s'écarte du cadavre alors qu'il tente de se dénicher un abri, le projectile toujours enfoncé dans le thorax. Derrière une table renversée, il a le temps de voir sa vie défiler, de craindre les retombées de cette action motivée par la vengeance. Il a tout orchestré, n'a même pas craint l'échec. Revenu dans son pays pour régler ce différend, pour calmer un groupe concurrent. Ils n'étaient pas censés être au courant, pas censés être armés. Alors que les salves suivantes perdent en intensité jusqu'à s'arrêter, il n'a pas besoin de savoir compter pour déduire de quelle côté, la victoire a été remportée. Ses hommes sont à terre pour la plupart. Mais pas lui. Pas son frère qui l'a suivi dans cette folie. " Khalid..." Qu'il l'appelle encore. Au loin, les sirènes annoncent les ennuis. " Khalid, je suis blessé." La paluche ramasse l'hémoglobine. Son cadet l'observe, l'hésitation manifeste, sa propre main repliée sur une blessure à la gravité moindre comparée à celle de l'aîné. Il évalue ses chances, ses envies et le poids de sa propre vie. Mais la police se rapproche alors Khalid s'éloigne très vite, l'abandonnant définitivement à ses emmerdes. Y a comme un je te l'avais dit qui le suit quand la porte claque. " Pourriture. " Qu'il recrache, Malik, en observant le café se baigner d'obscurité. Une chevelure blonde attire son attention, gorge serrée, il la détaille à l'ombre des débris. Petite souris fauchée par le pire des prédateurs. Il a trop joué avec elle et entre ses griffes, elle a fini par y laisser sa vie. Elle ne l'a pas écouté. Ne l'écoutait jamais. Il inscrit son nom à sa longue liste de pêchés. Alors qu'il se vide de son sang, le regard orienté vers Maja puis Hamid, il se met à prier. Il prie pour leur salut, leur offre ses dernières forces dans ce seul but. Qu'ils trouvent la paix, tous les deux l'auraient bien mérité. Hommage tardif, murmure macabre qui se superpose au massacre. La fusillade aurait dû leur assurer le succès en moins cinq minutes. Au moins quinze ont passé et il ne reste plus rien à part l'odeur de souffre, de fer et de deuil. Le cimetière de ses rêves brisés.

2014 De l'autre côté de la vitre, ses yeux se font prudents, réservés. En revanche, ses paroles n'ont pas perdu leur tranchant. " Il sait, Malik. Depuis longtemps. " Cinq mots seulement et les doigts qui craquent autour du combiné. Cette visite impromptue prend une tournure inattendue. " Il m'a suivie peu de temps, avant la fusillade. Il nous a vus. " Ils ont abusé de leurs chances si souvent. Grignoté cette maudite pomme jusqu'à atteindre le trognon, jusqu'à le bouffer. Ils se sont retrouvés plus de fois qu'elle ne sera prête à l'avouer, incapable de se tenir éloignée, incapable de jouer l'épouse modèle. Alors, il s'est mis à faire des allers-retours de plus en plus fréquents entre ici et là-bas, a tiré sur la corde pour qu'elle lui concède de nouvelles illusions. Elle retirait son alliance de la même manière qu'il virait son flingue du tableau. Leurs chaînes déposées bien loin du lit qu'ils ont occupé. "Il ne m'a rien fait." Elle anticipe, souffle avec douceur un peu de réconfort. Elle lit mieux que personne, ses expressions trop peu développées généralement pour être interprétées. "Il dit que tu es dangereux et qu'on ne doit pas rester ici. Il a peur de toi, de ce que tu pourrais me faire, lui faire. " Malik aimerait pouvoir rigoler froidement du manque d'audace de son époux mais aucun sourire ne vient déranger ses traits. A la place, il la détaille plus calmement, sonde son regard. "Et toi ? Tu as peur de moi ?" Yara esquisse un léger rictus, de ceux qui viennent pointer la stupidité de ses propos. Il discerne un peu d'incertitude au fond de la pupille pourtant. Elle ne dit rien, avance les doigts contre la glace qui les sépare. Le front du prisonnier se dépose lentement contre le verre pour répondre à cette caresse abolie, fictive.

A l'autre bout du téléphone, la fin s'élance et lui taillade les dernières artères. "Je vais partir. Pour de bon cette fois. On quitte le pays. Et je ne te dirai pas où on va. Je dois sauver mon mariage. C'est la priorité désormais. " Les paupières fermées, il serre la mâchoire, encaisse un peu maladroitement ce nouveau retournement. "Tu ne l'aimes même pas." Ses prunelles s'attardent sur tous ces détails singuliers, redessinent la courbe de ses yeux, contournent sa bouche. "Et ça change quoi ?" A mi-chemin, toujours. Au carrefour des opportunités, il saisit bien mal sa chance. "Ça change tout. " Elle se referme, il voit son visage changer, l'émotion basculer sans la moindre transition. "Quand bien même, ça serait vrai. Tu es enfermé pour dieu seul sait combien de temps ici. Tu crois que je vais tout ruiner maintenant pour au bout du compte, me retrouver avec ça ? De toute façon, je ne suis pas venue pour débattre de mes choix avec toi. Je suis venue te dire adieu. Un véritable adieu cette fois." Il sait qu'elle ne plaisante pas. Alors il la regarde plus avidement encore, tente de tout lui reprendre avant qu'elle ne lui arrache le peu de ce qu'il peut encore posséder d'elle. Mais le décompte s'est enclenché, elle perçoit l'urgence, se lève brutalement et éjecte sa dernière pensée. Il l'imite en désertant sa chaise comme s'il était en mesure de lui courir après. "Puisses-tu trouver la paix un jour, Malik. " Le poing du captif frappe le rempart une première fois. "Yara..." Qu'il crie alors qu'elle a raccroché, qu'elle ne se retourne même pas pour le contempler une ultime fois. Il frappe la paroi avec le téléphone alloué pour l'obliger à vriller dans sa direction pour un dernier regard. Mais ses efforts désespérés ne la font même pas tressauter. Elle disparait sans laisser la moindre trace et sans lui concéder le moindre émoi.

2015. Entre ses paumes, les billets affichent des montants dérisoires tandis que sur l'épaule, le sac qu’on a daigné lui refourguer, pend misérablement. Il devrait s’estimer chanceux qu’une poignée de ses fidèles alliés aient daigné le sortir de taule. Il devrait même remercier le ciel pour avoir réussi à atteindre ce continent de manière tout à fait clandestine, en un seul morceau. Pourtant, perdu dans ces rues bien trop désertes, il se met à redouter sa liberté. La normalité ne reprend pas, une fois, les barreaux sciés. Il repart à zéro sans plus aucun de ses atouts, doit se forger une toute autre identité. Traqué par les forces de l'ordre israéliennes, il doit couper les racines, abattre l'arbre et se mettre à écraser les fruits produits. Une étape douloureuse qui le rend un peu méfiant, un peu septique pour la suite. Le Mexique ne lui apporte aucune des réponses attendues, ne reste plus qu'à se rapprocher du pays qu'on dit aux multiples opportunités. Sans grands projets, le malfrat se met à dériver. Quiétude trop vite dérangée par des voix qui éclatent à quelques mètres de là, rires gras et insinuations peu subtiles. Il flaire le danger, darde un regard vers la scène sans vraiment s'y intéresser. Il fuit le trouble, cherche à ne pas attirer l'attention, glissant parmi les ombres alors que les intentions des gaillards se précisent. La femme au centre de la débâcle, lui parait tout à coup si frêle, si vulnérable mais ces histoires-là ne le concernent pas alors il s'en détourne une première fois sans émoi. Il s'élance vaguement vers une autre allée alors que le premier geste déplacé est exécuté. Y a peu d'options qui s'offrent à lui, il les étudie attentivement, pesant le pour et le contre tandis que la petite bande émet ses souhaits d'un ton un peu trop assuré. Se décide à intervenir tandis que le second molosse cherche à placer ses doigts là où ils ne sont pas désirés. Il cautionne beaucoup de crimes, ferme les yeux sur tout ce qui ne le concerne pas mais finit par céder à une morale bien bancale.

Les poings volent, l'expérience alliée à sa lucidité, réussissent à calmer les opposants, à les disperser après quelques affrontements qui lui péteront tout au plus la lèvre. Pas bien vaillants, ni particulièrement entrainés, les petites frappes le plantent là avec son destin à portée. La brune possède quelques caractéristiques qui le renvoient à Yara, secouent juste assez les souvenirs pour qu'il ne détale pas immédiatement. Qu'il la laisse parler. Drôle de dette qui le lie à cette parfaite inconnue. Les prochaines semaines viendront réarranger sa  solitude antérieure alors qu'elle deviendrait une constante à laquelle le vagabond se raccrochera par facilité. Le fric l'attire tout d'abord, les ressemblances le font rester. Mais la révélation et la proposition qui s'en suivront, viendront sceller leurs petits arrangements. Pour elle, il sera Mike pour quelques temps. Pour elle, plus tard, il deviendra Daan. Sans plus d'attaches dans ce coin du monde, il prête allégeance au démon et signe à nouveau, pour séjourner en enfer. En plaçant le nom de Vera sur le contrat, il gagne un but, des garanties et une sécurité suffisante pour l'instant. Confiance qui sera acquise, qui se renforcera inéluctablement avec le temps. Elle sera sa nouvelle bande et il s'appliquera à devenir sa trame de fond, son fantôme. Il se fera oublier, calera ses pas dans les siens, il se reconstruira une existence évanescente où ses erreurs passées ne seraient pas là pour le parasiter.

2017. La gueule accolée aux chiottes, il se demande si ça va vraiment recommencer. Il dégueule son sang pour la seconde fois en trois ans. Plus aucun traitement à ingérer cependant, absence de diagnostic pour écarter la piste d'une maladie aggravée. L'augure néfaste d'un médecin vu entre deux portes en taule, des examens qu'il a passé et pour lesquels aucun résultat n'est jamais tombé. Il est parti avant de savoir, a décidé de s'en moquer. Y a un côté un peu résigné à sa fatalité si ça venait à s'empirer. Il contre cette faiblesse en s’accommodant aux caprices de cet organisme défectueux, apprend à vivre avec les douleurs aigües et à camoufler . Les symptômes varient, disparaissent parfois alors il n'y pense pas. Pas souvent en tout cas. Alors il se met à tricher davantage, réduisant les quantités ingurgitée, arrêtant et reprenant la clope à intervalles irréguliers, tente de préserver ce qui reste de son estomac mutilé sans même vérifier l'hypothèse du seul toubib qu'il a consulté. Épée de Damoclès qu'il se traine et qu'il ne compte pas décrocher.

2020.Le souffle de l'explosion l'oblige à reconsidérer les choix opérés. Ce jour-là, il lui a laissé de l'espace, restant à la périphérie des événements. Mis à mal par ses croyances qui entrent en conflit avec celles célébrées ici, il s'est tenu à l'écart en bon hérétique qu'il est. Comme si le courroux des dieux s'étaient abattu sur le panthéon, il voit le monde plonger dans le chaos. Prince des enfers, il s’accommode sans mal aux flammes, ne s'émotionne pas à la vue de corps échoués mais sa loyauté lui retire le privilège d'une totale indifférence. Très vite, il s'y trouve déjà, là où elle était censée se tenir, bondit sur les débris pour la tirer de là. Ses excuses ne suffisent pas à réparer les dommages observés. Il se promet de ne plus sous-estimer le climat d'insécurité de Senja. Sa vigilance se renforce, sa présence à ses côtés, tout autant. Il veille à son rétablissement.

Premier avertissement qu'aucun d'eux n'a cru bon de saisir. Ses ordres le renvoient bien des mois plus tard pour la nuit et lui, trop bête pour s'y opposer, lui obéit sans même contester. L'aube lui présentera une froide réalité, l'obligera à ratisser la ville. Toutes les hypothèses ont le temps de s'aligner. Disparition volontaire ? Enlèvement ? Voyage impulsif ? Ses pistes sont minces, ses chances de la retrouver de plus en plus incertaines. Daan ne panique jamais, Malik, en revanche, a de quoi s'inquiéter et pas seulement pour la survie de son employeuse. Il a tout misé sur elle, se retrouve littéralement à ses pieds et bien contraint de reconnaitre cette dépendance, il voit ses possibilités de survie s'amenuiser. Et si elle l'avait tout simplement abandonné, s'était juste tirée sans même penser à l'informer ? Cheminement qu'il analyse froidement et qu'il décide d'écarter. Il croit la connaitre juste  assez pour savoir qu'il a tout intérêt à fouiller chaque quartier, pour envisager le kidnapping. Acharnement qui ne connait aucun essoufflement. Fidélité à celle qui lui a façonné cette existence, qui a nourri ses silences, de ses mots. Qui lui a concédé une certaine forme d'amitié malgré les circonstances. La dernière et unique membre de son nouveau clan.