1982     –    BARROW-IN-FURNESS, GB ;
Des briques rouges à perte de vue, les murs du quartier, les tags familiers sur les façades décrépies, il en reconnaîtrait chaque pierre. Il a grandi là, mais il n’y a pas toujours vécu, dans l’épicentre du Cumbria, sur une pointe, entouré par la mer, le chant de la faune marine et le grincement des  grues, de l’acier qui s’entrechoque du petit matin jusqu’à la nuit tombée. Une ville ouvrière, un foyer de cols bleus dans lequel grandissent quatre petites têtes sous les ailes de leurs parents aimants. Ils n’ont manqué de rien, si ce n’est d’argent, le matérialisme écrasé au profit d’un amour partagé. Des disputes, il y en a eu, mais sous les regards attentifs des ainés, les relations ont chaque fois guéri. Dehors, le sentiment est différent, petits et témoins de la violence d’une réalité telle que l’omniprésence d’une haine catapultée dans les prunelles innocentes. Ils sont petits, mais ils perçoivent la tension et comprennent que leur sécurité est compromise. Il ne leur faut pas longtemps pour ne pas croire le commun des mortels, à savoir que les autorités sont là pour les protéger. Non, ces dits-défenseurs de la loi sont comme les monstres qui écrivent des insanités sur leurs murs, fervents partisans du National Front à son apogée, les traits tirés par leurs opinions nauséabondes. Ridwan ne comprend pas pourquoi et ses parents lui expliquent en serrant les dents. It’s not fair! Il s’agace, hurlant à l’injustice, un sentiment profondément ancré dans le cœur de ses géniteurs qui, eux, se contentent d’hocher la tête et de répondre I know.

1990     –    KARACHI, PK ;
Le long du boulevard, les obsidiennes rasent les sommets des hautes bâtisses, assis à l’arrière de la voiture, comprimé contre la portière, serré contre son frère ainé. Il découvre Karachi par la fenêtre, échange des regards avec les passagers des cyclomotoristes qui se frayent un passage entre les véhicules. Les températures avoisinent les trente degrés en ce mois de juillet, rien à voir avec le ciel gris et pluvieux du Cumbria. Les paysages défilent sur ses rétines, des photographies qui s’estompent au fil du temps. Il regrette de ne pas pouvoir les immortaliser, envieux devant la collection d’appareils de ses grands-parents qu’il ne voit que pour la troisième fois. Il s’assoit dans leur chambre, joue sur la machine à écrire, découvre les gros titres des journaux et tente de les traduire à l’oral. Il veut se souvenir de ce voyage incroyable, il gribouille ses journées dans un carnet qu’il perdra dans un train. Profondément déçu après une dizaine de jours à remplir des pages et des pages, il se mure dans son chagrin d’enfant avant de recevoir son premier appareil photo. Sur son passage, il capture une manifestation du Women’s Action Forum et prend conscience du regard des autorités qui leur barrent la route sur un cliché. Elles n’ont pas peur sur ces photographies, elles donnent un visage aux droits dont on les prive et sur les gros titres, elles sont détestées. Pourquoi ? sa question retentie à l’aube, au milieu d’un silence qui s’ensuit d’un débat. Les femmes soutiennent et les hommes veulent comprendre, ils contestent, s’approprient la parole et cherchent une égalité là où il n’y a en a pas. Reed écoute et enregistre, mais il n’intervient pas, il se saisit pas la majorité des arguments. Il doit attendre le mois d’avril de l’année suivante pour se voir offrir une machine à écrire. Sa sœur déteste le bruit des touches, de la place que prennent les pages qui dégueulent du cylindre. Sur le papier, l’injustice dont il est témoin, la colère.

2000     –    LONDRES, GB ;
Il enchaîne à l’écrit, raconte des histoires dans ses dissertations, campe à la bibliothèque de l’UCL. Une bourse d’étude lui a été offerte pour l’University College de Londres, là où il potasse en histoire et politique des Amériques. Ses ainés lui ont clairement affirmé qu’ils ne pourront pas l’aider à l’approche d’une retraite trop maigre et par souci d’équité pour le reste des adelphes qui n’ont pas eu autant de chance que lui. Ridwan s’est battu pour fuir les chantiers navals, il n’avait jamais mis les pieds à Londres avant. Il vit mal parce qu’il n’a pas les moyens de vivre mieux, mais il lutte pour ne pas angoisser face à sa situation et ses camarades fièrement investis et sûrs d’eux. Lui ne se permet pas de faire des plans sur la comète, il espère avoir de quoi aller jusqu’au bout. Il se fait des amis, découvre ses premières conquêtes, mais elles disparaissent parce qu’il est distrait, les relègue au cinquième voire dixième plan parce qu’il se concentre sur son équilibre bancal plutôt que sur celui des autres. Il ne se permet pas de penser pour deux. C’est encore plus le cas lorsqu’il entre à City, Unviersity of London et y intègre un master de journalisme. Stagiaire au Times au cours de sa première année, il a la bougeotte, se voit gaspiller son énergie à livrer cafés et photocopies. Il est invisible, il n’y a que son chef de service qui l’écoute s’exprimer en critiquant vivement une colonne que la supérieur a lui-même retravaillé. Reed ne le sait pas et sent son cœur dégringoler dans son estomac en l’apprenant. Le chef sourit et lui demande d’écrire la prochaine. Malgré le goût amer que lui laisse la vision conservatrice du quotidien, il est stagiaire-pigiste. Il demande encore plus à force d’investissement et l’obtiendra en suivant le chef de service qui tempête dans le bureau du rédacteur en chef et claque la porte sans se retourner. Ainsi, The Owl voit le jour, un quotidien indépendant soutenu par la notoriété de celleux qui l’intègrent. Reed y a un rôle, il devient reporter.

2005     –    BAGDAD, IQ ;
Pris d’un long frisson lorsque les tours jumelles s’effondrent de l’autre côté de l’atlantique, lorsque les noms des coupables sont divulgués, Ridwan sent quelques regards en coin de ses camarades d’université. Il bouillonne. Les décisions vengeresses fondées sur du vide et prises par Bush le déconcertent. En 2003, à The Owl, il écrit une double page s’adressant directement au premier ministre Britannique Tony Blair, bien qu’il soit persuadé que la lecture ne lui parviendra jamais, la voix d’un étudiant en première année de journalisme n’intéresse personne. En l’espace de dix jours, depuis son bureau, il voit que l’assaut des troupes prend de l’ampleur, que la Royal Navy canarde Bagdad et son cœur se brise un imaginant que ces machines de guerre ont été construites chez lui, à Barrow, et que sa famille y a potentiellement contribué. Ses parents sont écœurés, mais depuis le temps qu’ils travaillent aux chantiers, ils ne peuvent plus faire marche arrière, trop proches de la retraite pour imaginer la reconversion. Il est encore étudiant, choisit de se former aux zones dangereuses et, à la fin de son master en 2005, il évoque son souhait de partir en Irak pour photographier le conflit de l’intérieur et offrir une nouvelle rubrique à The Owl. Le souhait devient décision parce que tous ses proches cherchent à le dissuader de partir là-bas au point que son propre père joindra le rédacteur en chef du journal pour l’obliger de mettre son fils à pied. La boule au ventre, il se brouille avec ses ainés et part malgré tout, sans au revoir. Il s’intéresse de près à la prison d’Abou Ghraib et à son scandale d’ampleur mondiale. Ridwan s’enfonce dans ses ressentiments, les expose à l’écrit, il raconte la sauvagerie avec laquelle l’occident sévit, il vomit son profond sentiment antipatriotique à travers ses récits.  

2010     –    NEW YORK, USA ;
Rentré d’Irak, il a allumé sa première cigarette, à vingt-trois ans. Il a remis son parcours en question, se demandant si devenir correspondant de guerre lui convenait. Il ne croit pas en la thérapie que son supérieur lui impose, mais Ridwan est contraint d’aller voir un psychiatre et un psychologue, chaque fois sous la menace de se faire retirer sa carte de presse. Il s’investit trop dans les conflits, ses collaborateurs lui ordonnent de lever le pied, son chef de service demande à ce que son ton soit moins tranchant, moins cynique. I wanna go back, souffle-t-il à sa famille. Il s’est réconcilié avec eux sitôt qu’il les a serrés dans ses bras à l’aéroport, mais son père explose de colère et sa mère en sanglots. Sa sœur tempête à son tour, ses frères éteignent son souhait de simples ’no, you won’t’. Il leur a fait peur, il s’est fait peur à de nombreuses reprises, mais il aime le terrain et Londres comme Barrow le font suffoquer. Alors, il a ouïe de l’affaire Kalief Browder à New York, il s’intéresse à ce gamin balancé à Rikers, accusé à tort d’avoir volé un sac à dos. Il y reste trois ans, ne sort d’isolement qu’en 2013 et Ridwan cherche des réponses dans le Bronx, interroge les communautés réprimées par les sbires en uniforme faisant des rondes et brutalisant les premiers regards inquiets qui leur sont jetés. Reed rattache un nombre considérable d’affaires bâclées par la police, l’importance du chiffre portée par la haine plutôt que la notion de justice, portée disparue.

2015     –    LONDRES, GB ;
Il replonge dans les études en s’inscrivant à l’université Brunel pour son doctorat en histoire et politique. Autour de lui, ses camarades journalistes sont mariés, ont des gosses et se complaisent dans leurs modestes vies de famille. Ridwan ignore ces parcours trop ennuyeux à son goût. Il n’a pas une thune et vit dans une chambre louée auprès d’un couple diplômé de sa promotion à City. Il n’a pas les moyens de retourner vivre en colocation, il gagne trop peu. Ses amis l’ont poussé à reprendre la voie de l’université, surtout après qu’iels aient lu sa critique du système carcéral à l’international. Il choisit le sujet Police brutality as a public health concern et potasse de jour comme de nuit. Il enseigne à des troisièmes années en bachelor d’histoire moderne, l’histoire internationale, insiste sur le conflit Israélo-arabe. C’est une pause pour Ridwan. Il continue de croire qu’il repartira prendre des photos en zones difficiles, il en a toujours envie à trente-trois ans. Les bancs de l’université l’ennuient. Sa thèse s’achève, il en est ravi, mais elle n’a pas la saveur qu’il avait espéré. Peut-être qu’elle aurait eu meilleur goût s’il l’avait écrite directement dans le Bronx, en France ou même… en Afghanistan. L’actualité lui donne encore des idées.

2021     –    KABOUL, AF ;
Il avait momentanément quitté son poste à The Owl, il voulait se concentrer sur sa thèse. Il enseignait presque à temps plein à Brunel, jusqu’à ce qu’il ne décide de replonger dans le journalisme et que son rédacteur en chef ne le reprenne à bras ouverts. Joe Biden gagne la tête des Etats-Unis, ses troupes vont se retirer d’Afghanistan, Ridwan saute sur l’occasion pour s’intéresser à l’après. C’est d’ailleurs le nom qu’il donnera à sa rubrique, The After. Il trouve un compromis avec ses proches qui s’agitent en le voyant remettre son souhait sur le tapis. Ils sont un peu plus conciliants, le conflit a une fin cette fois, de ce qu’ils croient. Ridwan se tait, laisse sommeiller la candeur parce qu’il sait que les Américains ne rentrent pas au pays avec leur échec sous le bras et les séquelles infligées aux Afghans pendant vingt ans sous l’autre. Il s’intéresse à  Bagram, la prison qui a abrité les mêmes séances inhumaines qu’à Abou Ghraib en Irak. Il est trop curieux, s’aventure là où il ne faut pas, pose les questions qui fâchent aux soldats Américains encore sur place et malgré l’étude de sa carte de journaliste en mission périlleuse, il se fait enfermer pendant plusieurs semaines. Trop sûr de lui, il a éclaté de rage, crachant au visage d’un sergent suite à une remarque suffisamment déplacée pour le faire sortir de ses gonds. Il comprend que les prisonniers sont transférés avec le départ des troupes, mais il ne sait pas quand, ni où.

 GUANTANAMO BAY, CU ;
Il hallucine quand on lui dit qu’il est à Cuba. Il angoisse dans sa combinaison orange fluo. Il cherche à faire valoir ses droits, mais il n’est pas entendu. Il est enfermé avec les plus grosses raclures, mais aussi avec des innocents. Ridwan a perdu toute notion du temps, a perdu foi en l’Homme. Déconcerté, il suppose qu’il doit la chaleur insoutenable de sa cellule à un mois de juillet ou d’août. Puis un jour, il sort de prison. Coquille vide accompagnée d’une avocate qui ne cesse de lui parler, il acquiesce sans écouter. Dans un tribunal, il regarde le juge sans le voir. Le monde a perdu tout son sens, surtout après un séjour de plusieurs mois à la Guantanamo Bay Prison. Comment ont-ils pu le laisser croupir là-bas ? Ses colonnes assassines dans the Owl lui ont-elles porté préjudice ? Vidé de ses émotions, il n’écrit plus pendant de longues semaines. Il s’est installé chez ses parents, reste allongé toute la nuit dans son lit, caresse le ventre de ses perruches qui, il pense, ont cessé de chanter. Il voit plus souvent ses thérapeutes que le reste du monde, il a l’impression de vivre dans leurs cabinets. Il lui faut des jours pour leur lâcher ne serait-ce qu’un mot. Il vit un cauchemar. Malgré son retour à Barrow-in-Furness, il a l’impression d’être encore à Cuba, de subir les sévices de ceux qui tiennent la matraque.

 SENJA, NO ;
Ses parents passent de longues heures à discuter, emplissent le salon d’une chaleur qu’il avait oublié. Ils s’entrainent dans leurs confessions sous les yeux de leur fils qui ne dit rien, les écoute d’une oreille et apprivoise seulement les réjouissantes expressions qui jalonnent leurs visages de septuagénaires. Sur la table basse, des photographies sont soigneusement rangées dans de vieux albums. Dessous, d’autres clichés éparpillées. Ils ont décidé de tout ranger, parce qu’ils ont le temps, parce qu’ils veulent pouvoir rouvrir cette fenêtre sur le passé sans avoir à reclasser la chronologie des évènements. Ils sont incapables de s’accorder sur les dates. Sa mère le sort de sa rêverie, elle l’interpelle pour qu’il vienne regarder l’album des noces. Ses parents parlent de ce paysage merveilleux, de cette île aux coutumes anciennes, de cette ancienne religion préservée au cœur de huit districts. Pour la première fois, il entend you should go there. Il n’avait jamais vraiment entendu le récit de leur voyage de noces en entier, il n’avait reçu que des anecdotes au compte goutte. Seulement, leur mémoire demeure intacte sur la cité-état de Senja. Focalisé sur les conflits et les relations internationales, Senja était vaguement évoquée dans ses cours d’histoire, notamment parce qu’elle figure comme une exception en Norvège. Il ne s’est jamais demandé pourquoi, jusqu’à ce jour. Ses parents ont attisé le feu de sa curiosité, il se replonge doucement dans ses recherches, mais ce qui l’intrigue le plus c’est qu’il se heurte à des murs. You should go there. Que risque-t-il ? Cette fois, il sait que personne ne s’opposera à sa décision, que ses proches le sauront en sécurité, que ses thérapeutes le soutiendront dans le processus de guérison face à son syndrome post traumatique. Et surtout, il sait que l’annonce de son souhait réjouira ses ainés, charmés à l’idée que leur fils marche dans leurs pas. Un voyage au nord de la terre.