Flash de lumière pour capturer l'ensemble de la famille, des silhouettes bientôt piégées sur papier glacé. Ils s'en donnent une allure digne, brodée d'élégance, soutenue par un duo bien assorti et une ribambelle d'enfants bien élevés. Le cliché prouvera avec talent que les apparences ne possèdent d'autre vocation que celle de duper le regard, nourrir le mensonge. Aucun détail ne dévoilera l'envers du décor, n'étalera à aucun moment les dissonances. Mais les Croft, eux, se souviendront de chaque inconvénient quand ils y reviendraient à ce portrait accroché dans l'entrée. Des pleurs du nourrisson empressé de rejoindre Morphée, des jumeaux trop occupés à grimacer, de la propension de la cadette à vouloir se cacher. Des minutes restantes gaspillées entre les cris du père et les suppliques de la mère, le chaos s'appropriant aisément leur moment de complicité. La perfection visée par une famille en mal de patience, fracassée par ses propres ambitions, commence alors déjà à perdre en consistance. Pourtant, cette année marque bien sa naissance. Et il est traité en bénédiction, Dillion, quand bien même son arrivée permet de situer à quel moment la distension a commencé à gangrener leur foyer. De cette union, il ne restera bientôt plus que cette photo représentant tout ce à quoi ils aspiraient, à produire des moments idéalisés et à se prétendre sans faille, réussir là où bien d'autres ont échoué. Être des modèles de conduite, des parents aptes à rejeter dans le monde, des gamins tout à fait sensés, destinés à briller. La ligne droite tracée avec assurance, les doigts ne tremblant même pas mais qu'est-ce qu'ils en savaient alors qu'il ne s'agissait pas du trait mais bien du papier sur lequel il avait été crayonné ?


Depuis deux ans, il n'est qu'une ombre entre deux portes qu'ils rattrapent parfois, tard le soir, au coin du feu. Ils se pressent alors contre ses lèvres sèches, ses récits qui prennent des airs de propagande. Floyd, son frère, y a disparu il y a un paquet d'années et a décidé de ne plus jamais la quitter, son île où il y aurait tout à trouver. Et maintenant, c'est au tour de leur père de venir y mettre les pieds pour aviser toutes les opportunités que cette ville aurait à lui délivrer. De voyages temporaires en séjours rallongés jusqu'à la décision définitive. La mère lutte d'abord silencieusement contre le changement, finit par voir les cris les avaler, la distance les amocher. Elle prend un peu d'élan avant d'accepter, range tous ses espoirs au fond des valises scellées. L'Angleterre est quittée à regret et Senja accueille ainsi la suite de leur épopée. Les Croft prennent leurs marques difficilement, tendent à se replier face à tout ce qu'ils n'ont pas pu anticiper. Les débuts sont rudes, particulièrement pour les aînés, peu enclins à s'adapter aux mœurs du coin. Les leçons n'en finissent pas jusqu'à des heures innommées pour les plus âgés, histoire de rattraper tout ce qui leur fait défaut. La fratrie appréhende la langue, intègre les coutumes et se plie aux croyances sous l'oeil austère du père et accompagné par la perplexité de la mère.  


Rassemblés dans le salon, sous le regard effroyablement grave de leurs parents, ils observent leur vie se scinder drastiquement. Foyer définitivement morcelé et ils devraient sans doute en être terrorisés. Pourtant le soulagement se devine dans les regards rejetés. L'appréhension nouant le bide à chaque fois que leurs voix s'entremêlaient à la nuit tombée, la tension perceptible jusqu'aux repas partagés s'allongeant sans qu'aucun mot ne soit prononcé. Quotidien factice, abreuvé d'une normalité à deux doigts d'exploser, qui les a maintenus en haleine, les a tous essoufflés. Ils s'exilent dans des directions opposées. Et la progéniture doit s'en accommoder. Une semaine à bénéficier des attentions répétées de la mère, de ses commentaires visant à dénigrer le père. Celle qui suit passée à suivre les instructions du père déterminé à les rallier à ses convictions, à rabaisser de ses mots la mère qui n'a a priori rien compris au sens même de la vie. Les camps sont définis mais les allégeances demeurent incertaines. Les jumeaux modèlent leur discours, le calent sur ce qu'on attend d'eux, se réinventent en fonction de l'interlocuteur, juste pour qu'on leur offre la paix. Rosamund, elle, se montre plus subtile, élude et conserve pour elle, la plupart de ses pensées. Quant à Dillion, il se réfugie volontiers dans les bras de la génitrice, se met à supplier pour ne pas les quitter alors qu'on continue à le solliciter de l'autre côté.


tw : violence infantile

Morts. C'est tout ce qui franchit les lippes tirées d'aigreur. Rien pour enrober cette réalité, pour en atténuer le caractère glacé. La cruelle vérité déposée froidement dès l'entrée dans le foyer, abandonnée juste là alors que le père vexé et furieux se carapate sans même les réconforter. Les jumeaux sont morts. Et la vie continuerait. La main de Rosamund dans la sienne brûle alors d'une férocité qu'il ne lui a pas reconnue. La douleur transposée en ce seul geste, elle lui broie les doigts mais il ne proteste pas car c'est tout ce qu'il lui reste désormais de leur fratrie soudée, que ces phalanges craquant sous la pression exercée. Hel a rejeté leurs aînés, menacerait bien d'emporter sa sœur d'ici quelques années. Alors elle disparait elle aussi, sans un mot, sans une explication. Plan que la mère a élaboré qui lui a permis de rejoindre un internat anglais dont le prestige n'est plus à vanter. Dernière valeur ajoutée pour obliger le père à le tolérer, à avaler la sournoiserie de la matriarche sans tenter de la contester.

Il ne reste plus que le benjamin chétif, souffreteux à souhait qui ne parvient pas à rencontrer les attentes du père et il n'y a plus personne pour l'en détourner, de ce gamin qui préfère autant se planquer qu'avoir à lui parler. Le manoir regorge de possibilités, il les exploite toutes, fait preuve inventivité pour lui échapper. Mais ses cachettes ne suffissent rapidement plus, sont déjouées. La première gifle débutera un bal de violences plus cruelles les unes que les autres. Comme il se plaira à lui préciser, c'est à la force de sa main qu'il l'aurait forgé, ce fils qui ne souhaitait pas l'écouter. Ces châtiments marqueront à jamais la conscience, la chair du bambin trop honteux et trop craintif pour oser en rapporter les faits à la génitrice. Plutôt que de lutter, Dillion préfère autant se fondre au décor, adhérer stupidement à chaque idée et éviter ainsi le retour de flammes qui calcine déjà bien trop l'organisme. Infection de cruauté qui le façonnera et rendra son univers si hostile, qu'il apprendrait à montrer à son tour les crocs.  


A-t-il craint pour son héritage qu'il a éprouvé le besoin de poursuivre un peu plus loin sa lignée ? Alcide né dans de drôles de conditions, émerge des entrailles d'une femme que Dillion méconnait. A quelques mois du terme, l'inconnue investit leur demeure, s'octroie le titre de belle-mère et répand de nouvelles menaces sur le produit de l'union passée. Il rase les murs, reprend un peu plus d'oxygène une semaine sur deux alors que les cris de son demi-frère prennent toute la place, lui permettent de s'effacer, de se couler dans le rôle qu'il est forcé d'incarner.


tw : mutilation

Les flammes ont tout emportés en un temps effarant. Présent sur les lieux avant que l'incendie ne soit maitrisé, il a observé résolument le feu dévorer les fondations. Ce jour-là, on dénombre la perte de cinq employés piégés à l'intérieur de la structure. Morte pour rien, pas même pour Hel ou une autre divinité, juste envolée dans un stupide accident. Aucun sens, aucune explication derrière ce drame humain banal. La brutalité de cette disparition retire à Dillion, ses bouffées d'air, la première moitié de son existence rejoint la seconde avec difficulté. Rosamund ne revient pas pour les obsèques de leur mère, glisse quelques lettres explicatives qu'il n'ouvrira même pas. Le père profite de cet avantage, se l'approprie bien plus voracement, voit la chance tourner pour leur relation. Pourtant, le gamin se montre plus revêche, lui tient tête alors que le chagrin le transperce. La faiblesse pas tolérée, réprimandée, châtiée juste assez pour qu'il se permette alors de se montrer impitoyable. Attitude qui n'arrange rien à son cas. Ses provocations se terminent généralement dans la violence. Défiance et pulsions qu'il finit par contenir par instinct de préservation. Tout son mal être conservé, camouflé derrière un masque de dureté, recraché de la plus terrible des façons, peau déchiquetée en secret sous une lame acérée.

Coupures discrètes qui sont pourtant avisées par l'oncle plus attentif à la dérive de l'adolescent. Floyd se glisse dans le sillage de la douleur et apprend à Dillion à l'aborder différemment, à la tutoyer au lieu de lui laisser le commandement. L'idéologie de la Tourmente apporte un certain réconfort à l'endeuillé, lui permet de trouver une logique à la souffrance, une utilité à l'absence. Nouveau regard sur les enseignements qui le rend perméable aux discours du père ultimement. Quand bien même, c'est la voix et le soutien infaillible de l'oncle qui le guident jusqu'au rituel. Il ne sait pas s'il se pense apte à y survivre, à subsister là où ses frères ont été terrassés. Mais il se tient bien prêt à en crever, si telle est la volonté de Hel, il l'accepte sans sourciller. Foi inébranlable qui permet à ses prières d'être exaucées. Alors la fierté se dessine dans la pupille du patriarche. La main qui frappait, se permet de jalousement le récupérer. Le nom porté avec un peu plus d'orgueil qu'auparavant, il s'érigerait alors selon le modèle inculqué, devenant un miroitement dérangeant du paternel qu'il a pourtant si longtemps répudié, prêt à dévorer ceux qui entraveraient ses prochains projets.


Alcide voit bien ses issues se réduire alors que le père se montre prêt à tout pour le pousser au rituel, missionne Dillion pour le convaincre de poursuivre ce projet. Le surnaturel perçoit la fébrilité dès les premiers essais de conversation. Agent du chaos qui se met à enquêter au lieu de prêcher la bonne foi de Hel. Au détour d'une conversation qu'il surprend, il avise les projets de son demi-frère et le confronte dans la foulée. Alcide se démantèle sous ses yeux, le renvoie à une autre tragédie. Sa foi branlante ne lui permettra pas de se présenter, ni de survivre au rite et qui sait alors ce que le père fera s'il se défile ? Il ne sait pas ce qui l'atteint ultimement, vient ébranler ses convictions profondes. La chair a mémorisé les mauvais traitements tandis que le cœur rappelle les frères tombés au combat des croyances. Dillion cède à sa part d'humanité, déchiquette sa loyauté filiale, ne vend pas la mèche et s'achète la confiance de son cadet. Le plan est monté de toute pièce par ce dernier et contre toute attente, l'aîné joue son rôle à la perfection, il conserve le silence alors que le corps d'un autre sert à remplir le cercueil. Faiblesse qu'il tait, secret tacite qui lui permet d'établir un semblant de relation avec le fugitif alors que les ombres l'engloutissent pour de bon et le tiennent bien éloigné des yeux du père affairé à regretter la perte sans pour autant la pleurer.


Elle se glisse entre deux conversations, se faufile entre deux regards, devient un filtre qu'il ne consent pas relever et par lequel il serait bien forcé de tout observer. Affiliée à son oncle, l'ombre qui vaque à des occupations nébuleuses, ne devrait pas disposer de son intérêt. Les affaires de Floyd le concernent si peu alors, sauf quand les circonstances, le place du côté de la défense. Il s'applique à lui garantir la totale sécurité, usant des lois pour le préserver. Il n'est qu'une figure qui gravite sans jamais s'attarder, mais elle le rattrape, l'oblige à demeurer dans les espaces qu'elle occupe alors. Aidée par un complice insoupçonné, elle dérobe des secondes ridicules, lui avale des minutes entières. Quand les heures se mettent à défiler sans qu'il ne soit apte à le notifier, Dillion comprend alors dans quel piège il est tombé. L'indifférence égratignée à coup d'ongles bien élimés, travail qui n'a rien de grossier, elle y a mis de la finesse, a atteint le centre névralgique à force de patience et d'acharnement étudié. Redoutable, il pourra le reconnaitre d'emblée. Elle est le piment si justement dosé sur le bout de la langue pour rendre de la saveur à l'insipidité d'un quotidien bien huilé. Mais dès les premiers instants, il sait qu'il ne pourra rien envisager. Alors les yeux se détournent, la raison capture les songes vagabonds. A l'autre bout des pièces qu'on l'oblige à convoiter, il y a déjà Linda et son ascendance atrocement intéressante. Aucun autre élément pour qu'il se mette à rechercher sa compagnie. Elle l'ennuie, creuse un peu plus la distance entre les réalités quand Eira est abordée.

Ce qui s'apparente à une idée entêtante devient lentement le centre d'un cyclone dans laquelle la moindre de ses pensées s'engouffre pour ne jamais en ressortir. C'est une distraction qui le pousse à la déconcentration, engrange quelques contrariétés même quand elle n'est pas présente pour le conscientiser. L'homme déterminé se montre excessivement absent, l'esprit morcelé par quelques fantasmes oppressants. Si elle l'attire dans ses filets, c'est lui qui ira réellement se l'approprier, cède à leurs jeux de moins en moins innocents, troque ses comportements réfléchis pour cette relation insensée. Ça ne devrait pas mener très loin, du moins, il se croit encore assez lucide pour ne pas se projeter, alors que le cœur talonne de près la chair. Il faut que l'épreuve de loyauté lui tombe sous le nez pour qu'il se mette à le conscientiser. Si même la rune ne peut les séparer, si même le courroux du père ne vient pas à bout de ce qui ressemble de moins en moins à une lubie passagère alors que lui reste-il à envisager ?

Pour la première fois, ses envies annihilent chacun de ses devoirs et il mise gros sur cette entreprise, risque absolument tout ce qu'il a réussi à acquérir, la fierté du géniteur pour commencer. Mais rien ne parait trop cher payé afin de la posséder, de la conserver. Linda est renvoyée, rien qu'un grain de sable sur lequel il souffle sans jamais la ménager. Eira devient ainsi sa seule opportunité, celle qui pourrait lui offrir un semblant d'avenir. Les conspirations visent à fracasser le tabou avec efficacité. Quand il la détaille, il ne voit à aucun moment la faiblesse de l'humanité, il perçoit uniquement la férocité, la menace tapie au fond de la nuit qui pourrait bien tout emporter en un claquement de doigts. Elle avalerait les étoiles, dévorerait la lune si seulement on lui donnait les moyens de grimper au fond du ciel. Aucune fragilité, ses lèvres ont le goût d'une victoire obtenue sans qu'aucune règle n'ait été respectée. Dès lors, lui connait sa valeur avant même le rituel passé, n'a pas besoin de Hel pour savoir de quel métal elle est forgé.  


Sa bulle d'insouciance éclate quand le père le tire de son bureau un après-midi. C'est devant une cour d'un autre acabit que l'avocat atterrit et la sentence tombe avant même qu'il ait pu plaider sa cause. La main claque une première fois, les mots dégueulées dans la foulée avec une fureur qui rien ne serait en mesure d'essouffler. L'existence d'Alcide ramenée à sa connaissance. Il lui réclame la vérité, le soupçonne bien d'y être lié. Les premiers instants voient les mensonges s'aligner, Dillion protège son cadet avant de plier finalement sous la salve de coups, de menaces et de chantage du patriarche qui semble tout à fait apte à l'achever pour obtenir le respect souhaité. Les aveux arrachés fragilisent la situation d'Alcide. Et Dillion n'a pas le temps de l'alerter. Le demi-frère se carapate à temps du côté d'une caste qui serait en mesure de le protéger, maudit l'aîné d'avoir cafté. La honte lacère l'orgueil et l'estime, la tête se baisse en présence du géniteur auprès duquel il serait amené à se racheter mais aucun comportement ne lave pour autant l'humiliation subie, la violence perpétrée. Alors inconsciemment, cet épisode renforce ses propres projets, il s'épanouit bien loin de cette ombre oppressante et de ses punitions cruelles.


Les dominos placés consciencieusement sont finalement poussés dans la direction souhaitée, la fresque se dessine sans aucun obstacle pour la ruiner. La première marche est la plus haute à gravir, celle qui le rend fébrile bien que sa fausse assurance remplace le doute au fond des orbes. Et si le drame se répétait ? Toujours ce murmure au fond de la conscience, qui émerge d'un enfer bien particulier. Il prétend ne pas l'entendre, l'étouffe de sa seule voix, propulsant des mots rassurants. Mais la vérité, c'est qu'il est terrifié quand la date est avancée, que leur idylle prenne fin d'une manière tragique sans même qu'il ait le temps de prendre à témoin, le reste du monde entier. Qui se souviendra d'elle, d'eux si elle s'éclipse de cette façon avant qu'il ait pu la revendiquer réellement ? Il attend sagement que Hel la bénisse, ne lésine pas sur son soulagement une fois qu'elle lui est restituée, plus terrifiante qu'auparavant. Les présentations sont rapidement exécutées avec le père juste après. Les tatouages la préservent d'un jugement trop grand, lui permettent de se hisser au rang de fiancée sans que ça ne vire au scandale. L'appréhension de voir Eira à proximité des crocs du paternel, ne va pourtant jamais en s'estompant, crainte avérée de le voir la broyer pour la pire des raisons. L'union avortée demeurant une rature insupportable dans la marge mais plus mentionnée heureusement. Dillion la gomme définitivement en rehaussant la chair, d'or. Pas assez sot pour ignorer ce qu'elle doit abandonner dans la foulée, conscient du sacrifice et bien déterminé à lui faire oublier.

Elle bascule dans son monde, emporte un bout du sien pour le compléter et composer de tous nouveaux projets. L'ambition comme fil rouge du mariage, elle les lie pour le meilleur mais surtout, pour le pire. Complémentaires jusque dans les activités envisagées, cette union leur assure la pérennité, Eira brille dans les sous-sols et il manipule les ombre à l'étage pour leur permettre de conserver leur avantage. Trafic qui leur profite, qui achève de bâtir l'efficacité de leur duo. Et pendant des années, cette complicité ne souffrirait d'aucun accroc. Le reste du trajet s'effectue naturellement, pratiquement sans effort au point qu'il croit alors naïvement que le plus dur a été accompli. Et Dillion ne se retourne jamais pour l'aviser, il tend même à vouloir distancer ces années à la convoiter dans le plus grand secret, préfère la garder à son bras pour naviguer au grand jour sans jamais rougir de leur passé. Sa plus grande fierté sans aucun doute, de pouvoir se pavaner dans cette crasse allégresse sans se soucier des regards qui s'aventureraient de leur côté afin de les écorcher. Orgueilleux quand il s'agit de montrer aux autres qu'il est parvenu à atteindre le meilleur endroit qu'il soit, à conquérir le chaos, la main d'Eira bien calée dans la sienne.  


La nouvelle retentit comme un coup de feu, détonation excessive qui le plonge dans une vague surdité. Est-ce que l'impact a été fatal ou a-t-elle visé le ciel, juste pour annoncer un peu brutalement un nouveau départ marquant ? Pendant des mois, Dillion ignore réellement de quel côté la vérité tend à pencher. Ça s'insinue sous sa peau, ça rampe désagréablement, cet affreux malaise à envisager le rôle qu'il aurait à jouer et pour lequel il ne sait toujours pas s'il aurait sciemment signé. Le doute qu'il ne se permet pas de lui glisser, de peur que ça la fasse reculer et qu'il apparaisse trop lâche, trop faible pour assumer le résultat de leurs ébats. Mais ce brouillard épais sur la conscience se lève le jour de sa naissance. Son fils parait infiniment fragile au creux de ses bras quand il le réceptionne pour la première fois. La vision suffit à altérer ce que des décennies de violence ont érigé, en ôte le caractère inéluctable et réécrit plus d'une fatalité.

Il s'en remet à ses souvenirs pour dévier des méthodes d'éducation austères et maltraitantes, entend réparer ses propres failles en élevant Jesper de la manière la moins traumatisante. Il dérobe à sa génitrice, la douceur manquante et apprend sur le tas à dompter sa rigidité. Loin d'atteindre la perfection mais cherchant sans cesse à la frôler, intransigeant dans ses enseignements, il n'en reste pas moins aimant et prend son rôle de guide plus à cœur qu'escompté. Pourtant, il craint le spectre de son propre père sur cette relation, en développe une certaine paranoïa, analyse ses actes afin de s'en dissocier plus efficacement. Cette naissance l'oblige à travailler sur ce qu'on lui a inculqué, à trier le faux du vrai, c'est épuisant mais affreusement satisfaisant. Il n'aurait pas cru se découvrir de nouvelles facettes grâce cette expérience mais en ressort pourtant définitivement différent. Cet engagement, il l'honorera jusqu'au bout et même bien au-delà.


Tw : mutilation

Il y a eu une sorte d'illusion au début, le réconfort du déni pour sécuriser l'esprit en fuite mais très vite, lui n'y a plus cru. Il s'est battu par acquis de conscience mais est resté trop réaliste pour croire encore que la finalité rêvée se matérialiserait. Dès le troisième jour, il a su au fond de lui, qu'ils ne le reverraient plus jamais. L'audace d'Eira l'a poussé à simuler son propre espoir alors que les responsables les ont baladé dans la ville selon leurs macabres souhaits, humiliation et cruauté atteignant leur apogée à mesure que le temps les tenait bien éloignés de la résolution désastreuse. Agonie de longue haleine, devenus de bêtes pantins accomplissant de sombres desseins, ils se sont vus pourrir à vue d’œil, se sont observés se décomposer peu à peu sans avoir la possibilité de tout rattraper. Combien de nuits écoulées à passer devant sa chambre, à aviser le vide sans trouver les mots pour le combler ? Combien de fois a-t-il dû se glisser hors de sa portée pour craquer à l'ombre de son acharnement ? Lui a compris avant même que la mort soit établie. On leur avait arraché leur fils, on leur rendrait brisé. Le dénouement ne les a projetés que dans une détresse plus éprouvante, l'attente a cédé la place au néant et à une myriade de questionnements.

Il a fallu s'organiser, s'affairer, trouver une occupation aux mains, à l'esprit pour oublier. Tout l'espace inoccupé entre elle et lui, c'était bien là où l'enfant résidait et il n'avait pas alors la volonté de venir empiéter ce qu'il restait de Jesper. Eira s'est effondré. Et sa douleur alors lui appartenait, il a cherché à la respecter sans jamais la froisser. Quant à sa souffrance à lui, elle ne pouvait s'additionner, pas sans que ça les pousse à une extension répudiée alors il l'a planquée. Si Eira venait à déshonorer leur divinité, il devait lui veiller à équilibrer ses bénédictions sur leur foyer, à s'acquitter de ce devoir pour le bien de leur famille. Il s'est mis à contrôler ses pensées, à se punir de dévier à son tour en secret quand le chagrin bouffait les convictions, à maudire jusqu'au royaume qui a dû recueillir le bambin, à en blâmer la traitresse qu'ils étaient censés vénérer. A chaque faux pas, il s'est infligé quelques sanctions qui ont trop vite pris la forme de coupures discrètes sur la chair qu'il n'exposerait jamais. Instinct vicié qu'il a reproduit sans même le conscientiser, croyant que cette forme de rédemption les libérerait, les rachèterait peut-être aux yeux de Hel.  Mais son sang aura beau coulé, rien ne s'arrangerait. Et au fond des yeux d'Eira, il ne peut pas nier avoir vu le prochain fléau se dessiner.


Il a lutté, bien mal et bien tardivement contre sa volonté. Et comme toujours, Eira lui a démontré son obstination. Sa volonté les a écrasé, a balayé leurs plus belles années pour le forcer à accepter les faits. La culpabilité renvoyée dans l'autre direction, à croire que quand ils se regardent, ils font face au meurtrier. Responsables par défaut du sort de l'enfant décédé, ils ne se supportent plus autrement que dans le conflit. Et lui aurait pu crier pour une éternité si elle avait accepté de l'endurer car le divorce ne répare rien et aggrave seulement la douleur éprouvée. Le couteau sur la gorge quand il signe les papiers, répand l'ineptie la plus improbable du trépas de leur idylle insensée. Il hante pour quelques mois l'hôtel, croyant peut-être inconsciemment qu'elle reviendrait sur la décision pourtant actée. Mais l'indifférence et le mépris deviennent leur seule monnaie d'échange. C'est un échec de trop, le pire qu'il ait eu à subir et il refuse de continuer à l'aviser. Alors il lui annonce son départ sans même l'avoir préparé. C'est un aller-simple qu'il prend pour l'Angleterre, en oublie de passer le coup de fil avant de s'inviter. Trois coups contre une porte en bois et deux bras pour le cintrer très rapidement sans même des explications exigées. C'est sur le seuil de cette porte que l'homme digne et infaillible s'écroule enfin sans plus craindre le jugement de sa divinité.

Sa sœur le ramasse dans l'entrée et s’attèle à le recoudre, plaie après plaie pour une durée indéterminée. Rosamund lui offre plus d'une opportunité de faire amende honorable du passé, de se redéfinir loin de Senja et de leur père à l'influence viciée. Et il en viendrait bien à gâcher toutes ces possibilités. S'acharnerait à conserver pour lui ses pensées irrationnelles, endommagées, veillerait à lui planquer ses mutilations silencieuses pour s'excuser auprès de Hel. Etre imparfait qui ne se supporte plus tellement, qui peine à accepter sa propre fuite. Ses objectifs finissent par perdre en substance. Il atterrit dans ce pays pour ne plus avoir à y penser à Eira mais il la retrouve dans chaque détail, la traque dans le moindre souvenir. Sa main tente encore et encore de grappiller un peu de sa chaleur sur le côté opposé du drap. La solitude pique le cœur même quand il est entouré. Aucun d'eux ne dispose de son aura et de sa personnalité, personne ne pourra sans doute jamais lui faire occulter le simple fait qu'elle n'est pas là. Conscience accrue de ce simple constat, elle n'est pas là et c'en est physiquement douloureux de devoir l'intégrer. Peu importe tous les efforts que son aînée déploie pour l'obliger à avancer, il demeure figé dans cette affection et dans ce besoin viscéral de la retrouver. Une obsession qui deviendrait assurément sa ruine. Mais c'est comme ça que tout a commencé entre eux. Alors ça ne devrait pas le surprendre que ça s'arrête de cette manière.


Le courrier rapporte la nouvelle subitement. Leur père est décédé brutalement, la figure emblématique de leur foyer a bien fini par tomber. Et Rosamund ne s'en émeut pas, garde la tête droite pour lui dévoiler ses intentions. Elle refuse d'accepter l'héritage, d'accéder à quelques requêtes pour lui rendre un dernier hommage. Lui rattrape ses obligations et sa loyauté au pire moment qu'il soit, s'acquitte de sa dette imaginaire en décidant de quitter l'Angleterre. Son aînée comprend sans pouvoir adhérer. Après plus de deux années à veiller sur lui, à le voir se recomposer juste assez pour affronter le monde et sa normalité, elle craint de le voir régresser. Leurs mains se serrent une ultime fois avant que Dillion ne vienne à la quitter, à regret. Après cet exil consenti, il remet les pieds à Senja en se sentant comme un parfait étranger, jongle avec des informations surprenantes et des rumeurs plus renversantes, ne reconnait plus tellement la ville qu'il a délaissée. Les surprises s'accumulent et l'inquiétude grandit à l'ombre des révélations.

Le trouble qui s'est abattu sur l'île le pousse bien à rester. pour s'acquitter de ses devoirs envers sa caste. Et s'il en doutait encore, c'est Tyrell et son attitude désinvolte qui viendrait sceller cette décision pour de bon, leur patrimoine concédé à un inconscient. Les obsèques orchestrées par les soins de l'aîné et la suite laissée à son appréciation, il a l'argent des Croft entre les mains et leur réputation à maintenir. Il trahit définitivement les aspirations de Rosamund en rendossant docilement le rôle assigné, reprend le trait là où il l'a arrêté. Quitte à broyer ses chances de se reconstruire totalement pour devenir cet autre idéalisé, alors autant embrasser pleinement et sans compromis, sa propre damnation. Quitte à chuter pour ne plus se relever, autant le faire avec fracas sans plus se ménager. Alors il réinvestit leur hôtel et s'impose à son regard acéré. Qu'ils agonisent tous deux sans plus aucune retenue, qu'il se consume sous ses mots cinglants et termine carbonisé. Plus rien ne parait l'effrayer. Si ce n'est, peut-être, la probabilité de voir que pour elle, tout a définitivement changé.