1990 — Naissance à Senja ; Elle naît dans un foyer vicié, pourri dès la racine. Fille de marin, fille de la mer, elle est tendre comme les vagues caressantes, les yeux grands ouverts pour absorber tout ce qui se passe autour d’elle. Son père repart en mer, retourne mener des affaires où il se fait avoir, mais surtout où il arnaque les plus pauvres que lui, et sa nouvelle bouche à nourrir sert d’argument fallacieux pour toustes les convaincre. Sa mère quant à elle apprend à s’occuper d’un nourrisson du mieux qu’elle peut. Au fond elle veut bien faire, mais lorsque son mari lui dit de laisser l’enfant pleurer, alors elle abdique et l’abandonne à son sort dans son berceau. Lorsqu’il ne supporte plus les babillements de sa fille ou de la voir essayer de gambader dans le salon, il ordonne alors à son épouse de la tenir occupée pour qu’elle ne l’agace plus. L’éducation est serrée et désinvolte à la fois, noyée par la manipulation et les mots retors. Quand elle est trop ennuyante, on prend les mythes et on les tord, on les fait résonner comme des menaces. Lorsqu’elle fait trop de bruit ou n’écoute pas, l’enfant est traitée de changeling, accusée d’avoir été changée par les créatures de la nature, bête hideuse venue d’un autre peuple qui subit cette famille d’humains qui n’ont rien demandé d’autre qu’une enfant sage.

1992 (2 ans) — Naissance de Katla ; Un deuxième enfant vient se peindre sur le tableau des Mun. Hecate est une enfant sur la réserve, rendue presque indifférente à force d’être délaissée ou trop occupée quand elle voudrait l’inverse. Katla montrera vite des signes de curiosité et d'intérêt pour tout ce qui l’entoure, voire de férocité. Le caractère spontané de la benjamine plaira vite à ses parents, au moins à son père qui voit instinctivement une ressemblance avec lui-même. Katla voit pourtant son aînée comme un modèle, le biais éculé des dynamiques dans une adelphité. Mais les années passant, le fossé se creusera plus profondément à la mesure du temps. Les petites filles sont poussées à se confronter et se comparer pour l’approbation parentale. Les détails sont pointés du doigt et amplifiés, les erreurs grossies et les réussites amoindries, les classiques disputes entre sœurs deviennent des conseils de famille où l’une est déclarée dans son bon droit quand l’autre doit ruminer son humiliation.

1998 (8 ans) ; Quand elle se tient suffisamment bien, Hecate a le droit de rejoindre son père sur son bateau. De ne plus seulement courir dans tous les sens dans la zone technique du port, mais de poser les deux pieds sur le pont et sentir la mer rouler. Alors pour ça, elle apprend à se plier aux chantages et à suivre sa famille dans les interminables rendez-vous qu’ils jugent nécessaires pour se faire bien voir, s’arrimer les affréteurs. A ses côtés, Katla se tient déjà si droite sur sa chaise, menton haut mais respectueux, les yeux révérencieux vers Monsieur et Madame Carlsen occupés à échanger avec leurs parents. Les surnaturels pourtant ne masquent pas le dédain crasse que leur inspire cette famille d’humains obséquieux. L’attention d’Hecate quant à elle est plus attirée par le jeune garçon chargé de les surveiller. Il a proposé à boire et à manger, mais son attention semble s’éparpiller, préoccupé par autre chose. D’à peine un ou deux ans plus âgé, il a le regard hanté et une rigidité dans les gestes qui interpelle Hecate. C’est la méfiance qui les heurte d’abord, mais Zakaria Carlsen devient rapidement un compagnon de jeu, écrin de confidences et âme à laquelle elle se jumelle.


2004 (14 ans) ; tw : violence physique. L’image du corps recroquevillé sur le pont lavé par le sel se décompose en filigrane dès qu’elle ferme les paupières. Respire. Le marin épuisé est roué de coups par le capitaine Mun transfiguré par la rage qui l’habite. A chaque semelle qui s’écrase sur sa chair et ses os, les gémissements de la victime se font plus sourds, étourdi par la douleur et la peur qui pulsent dans ses veines endolories. Et tout l’équipage y assiste, médusé, incapable du moindre mouvement pour venir en aide à l’homme que Kim s’évertue à rendre plus misérable encore, à l’image pathétique de sa condition d’humain. Respire. Les raisons de sa colère sont floues, injustes et exagérées. Mais Hecate, glissée au milieu des marins, voit tout. Et les plaintes finissent par se taire, ne restent que les mains tremblantes relevées contre son visage pour se protéger piteusement. Respire. L’adolescente voit la scène se repasser en boucle, la violence gratuite pour un prétexte futile, le déferlement de colère accumulée chez son père depuis des jours qui trouve une apothéose dans l’erreur ridicule d’un employé. Ses poumons sifflent sous sa cage thoracique trop fébrile pour se calmer, secouée par la course effrénée qui l’a mené jusqu’à Svart dès que ses pieds ont touché la terre ferme. Elle va être punie dès qu’elle rentrera, d’avoir ainsi filé en oubliant ses tâches. Mais la silhouette qui se dessine à l’angle lui en fait oublier la perspective. Respire ! L’injonction de Zakaria gronde à ses oreilles comme un radeau auquel elle s’accroche dans la tempête. Elle ne sait même pas comment il a pu échapper à la surveillance de ses propres démons, tout ce qui compte est sa présence, les bras passés autour de son corps et le bercement instinctivement imprimé à leur étreinte. Ce qui joue en boucle dans sa mémoire, la violence gratuite et le déferlement de haine, ce n’est probablement rien en comparaison avec ce qu’il vit. Mais il se tient là, ignore le temps qui passe, et attend qu’elle s’apaise. Et peut-être est-ce l’ouragan des émotions et des frayeurs, son odeur quand le nez s’enfouit dans son cou en fermant les yeux, ou seulement l’heure qui tourne sans qu’ils ne regardent la montre au mépris des sanctions. Peut-être est-ce un peu de tout ça à la fois qui scelle le virage de leur relation, celui où les enlacements s’accompagnent de baisers, où l’amitié fusionnelle évolue naturellement en myocardes aux battements effrénés s’arrêtant net à la vue l’un de l’autre. Où l’irrémédiable prend place.

2006 (16 ans) ; tw : harcèlement scolaire. Zakaria n’est plus dans le paysage depuis des mois, voire des années. Livrée à sa solitude et ses démons, ce qu’elle veut, c’est être en mer. Suivre son père dès qu’il se dirige vers le port, tant pis s’il faut supporter ses manipulations et sa froideur, ses colères aussi glaciales que les blizzards. Pourvu qu’elle puisse naviguer, apprendre encore, sentir l’iode s’incruster sous son épiderme jusqu’à s’en assécher. Mais Kim et Esther ont de grandes ambitions, bien trop grandes pour leur pauvre enveloppe d’humains. Ils ont tout fait pour inscrire Hecate et Katla dans les établissements privés de la Tourmente. Les vermines sont allées ramper auprès des puissants, nouer des partenariats professionnels à leur désavantage pour que leurs filles rejoignent ce qu’ils voient comme l’élite. Et Katla s’y plait, véritable poisson dans l’eau, les remarques sur ses arrivistes de parents ne l'effleurent pas et elle s’évertue à se montrer aussi redoutable que ses camarades. Elle travaille juste ce qu’il faut, fait du chantage pour que d’autres fassent ses exercices à sa place, parfois même sa sœur, et obtenir des résultats plus que convenables. Mais Hecate montre les crocs. Plus réservée que sa petite sœur, les moqueries l’atteignent, et traiter ses parents de lèche-cul bons à rien sonne bien trop comme une douloureuse vérité. Mais c’est plus fort qu’elle : le petit requin se défend, répond et fait des vagues. Plus on lui tape sur le museau, plus l’odeur du sang l’excite et fait bouillonner la révolte dans son cœur qui hurle à l’injustice. Les résultats scolaires déjà moyens dégringolent, le harcèlement la renferme sur elle-même et abime sa chair qui se part d'une nouvelle épaisseur de cuirasse.
Le paroxysme est atteint alors qu’après une énième convocation de ses parents, elle est renvoyée du collège. Elle a beau être en désaccord avec ce que l’enseignement de la Tourmente essaie de lui inculquer, elle le vit comme un échec cuisant, renforcé par la jubilation crasse de Katla dès qu’elle rentre à la maison. Kim tempête, et a bien compris ce que souhaitait sa fille aînée : en plus du traitement toxique subi dans le foyer, Hecate n’a plus le droit de mettre un pied sur le bateau durant de longs mois. Elle reprend le lycée dans un établissement public que parents et benjamine se font un malin plaisir de dénigrer et comparer avec le cursus de Katla.
Usée, la lumière vient d’une silhouette désemparée qui se glisse à sa fenêtre un soir. Son air hagard et les cauchemars qui flottent dans ses prunelles n’effacent pas la familiarité des traits aimés. Zakaria trouve refuge auprès d’elle et elle lui rouvre ses bras sans s’interroger. Durant plusieurs mois, ils vivront en silence dans sa chambre d’adolescente, dans son lit exigu où le jeune homme trouve refuge à la nuit tombée pour ne pas livrer sa peau aux dangers de la rue.

2008 (18 ans) ; La culture qui lui manque, qu’elle nie au lycée, la jeune femme la construit de son côté à grands renforts de livres empruntés à la bibliothèque et de recherches sur internet dans lesquelles elle se perd. Au lieu de faire ses devoirs, quand elle n’essaie pas de réclamer sa place sur l’Hafgufa pour une sortie en mer, elle se perche sur un tabouret du Deep Blue pendant les services de Zakaria et apprend avec une avidité vernis à la colère. Plongée dans des idéologies explosives, elle se noie dans des courants politiques et des cocktails sans alcool jusqu’à ce que la majorité y pousse les bières qu’elle a désormais le droit de consommer. Elle ne se rend pas compte que l'œil attentif de la gérante du bar la sonde sans perdre une miette de ses discussions enflammées dès qu’aucun surnaturel n’est dans les parages. Aage ne rate rien des convictions des deux jeunes gens, déjà main salvatrice tendue au jeune barman quelque temps plus tôt. Ils ont nourri leur colère, bâti une culture de révolte balbutiante, et tomber sur Aage, c’est tomber sur les bonnes personnes pour répondre à leur envie de faire exploser le système. C’est une fureur d’oppressés par l’oligarchie, de chair humaine encore vivante et nourrie à l’énergie du désespoir. Ils veulent vivre libres et debout, fiers et émancipés de la société qui les met au ban sous prétexte qu’ils ne se sont pas dédiés à une divinité morbide. Si la Rébellion n’en était qu’à ses tâtonnements de départ, les âmes qui s’y retrouvent sont toutes abimées par la gouvernance surnaturelle. Ancien‧e‧s condamné‧e‧s et humains en servitude, certain‧e‧s se cachent des autorités et l’envie d’agir est frémissante au bout de leurs doigts épris de liberté. Iels sont peu nombreuxses mais enflammé‧e‧s, et Hecate trouve enfin une des clés de ce qui l’anime.

2009 (19 ans) ; tw : meurtre. Ce n’est qu’un brouillon de mission chaotique pour la Rébellion, ça ne devait être rien de compliqué pour les deux jeunes gens qui se sont portés volontaires, fébriles comme des chiots surexcités à l’idée de faire leur part. Mais les choses dérapent et un‧e surnaturel‧le est tué‧e. Le bourdonnement à ses oreilles empêche Hecate de réfléchir durant de longues minutes, les yeux dans le vague. Le corps étendu sans vie s’imprime dans la rétine avec force, prêt à les happer s’ils s’y attardent un peu trop. Son cœur bat à se rompre, remonte jusque dans sa gorge mais au fond c’est l’immobilité de son partenaire qui finit par attirer son attention. A ses côtés, Zakaria est livide, et derrière ses yeux où brillent parfois les démons, ne subsiste que le vide. Par son absence, il la pousse à réagir. Reste avec moi ! Ses doigts tremblent sur le visage du jeune homme. Ils ne peuvent pas rester là, le corps ne doit pas être trouvé, ils ne peuvent pas être reliés à ça sous peine de mourir à leur tour. L’humaine ne sait pas vraiment ce qui la pousse à contacter Badia. La militaire a l’expérience du terrain et la tête sur les épaules, dans la nausée qui l’étourdit c’est peut-être tout ce qu’elle recherche en cet instant. Elle est si jeune — quand elle y repensera plus tard, des années après, elle se dira qu’elle n’était qu’une enfant qu’elle aurait aimé serrer dans les bras en cet instant pour lui dire que tout irait bien. Mais elle est vive aussi, Badia garde ses remontrances pour plus tard et les aide à tout nettoyer, que leur passage soit plus loin encore qu’un souvenir. Un mirage. Inexistant. Dans l’urgence, elle pousse Zakaria a se remettre en action alors qu’elle n’a qu’une envie : se réfugier avec lui dans son petit appartement pour laisser passer cette douloureuse envie de vomir. Ou bien s’immerger complètement dans la mer, se recroqueviller sous la cuirasse et se laisser porter par les vagues. Il faut intégrer le geste, les répercussions psychologiques ne sont pas anodines, mais les convictions se renforcent. Un surnaturel fiable est un surnaturel mort.

2010 (20 ans) ; Elle n’a rien de plus qu’un diplôme de lycée obtenu par miracle — et le rappel de Katla qui ricane qu’ils doivent probablement le refiler à tout le monde pour écrémer les rangs de l’établissement de la vermine. Son père n’a aucunement l’intention d’embaucher sa fille sur son bateau, mais il a également cessé d’avoir de grandes ambitions pour l’aînée. Elle n’a pas intérêt de végéter dans la maison parentale alors que sa sœur s’est trouvée un amour soudain pour les études et côtoie les plafonds des notes de sa classe. Hecate ne sait pas dire si la benjamine a appris à mieux tricher, si son chantage auprès de ses camarades est plus efficace que jamais, ou bien si son goût inédit du travail est réel. Et puisque l’ombre de Kim empêche les gens prêts à embaucher la fille Mun sur le port ou en mer de le faire, elle se rabat sur un job d’été un peu plus permanent. Gardienne des cris de frayeurs, icône aux multiples visages à l’embranchement des chemins, elle travaille à la maison hantée d’Elspark pour se faire de l’argent. Ça continue de payer le quotidien et d’essayer de se construire une vie à elle. Toujours alimentée par les pensées de la Rébellion, elle ne voit toujours aucun mal à arnaquer les riches touristes et les surnaturels méprisants. Aucun scrupule à prendre à celleux qui dévorent les richesses et marchent sur les petits humains, ignorant le respect et la considération élémentaires. Depuis l’entrée de la maison hantée, elle aperçoit la mer ; parfois grise, parfois scintillante sous le soleil. Et les jours où elle ne court pas rejoindre ceux qui sont désormais les siens au sous-sol du Deep Blue, quand son shift se termine elle s’élance vers la plage pour caresser le sable et mettre les pieds dans l’eau. Elle y reste parfois des heures, oubliant le temps qui passe, pour seulement sentir le crissement des grains minuscules contre sa peau, l’effleurement des vagues qui remontent jusque dans son cœur. C’est l’urgence, le besoin viscéral de sa liberté qui dompte son impatience et lui permet petit à petit de rassembler de quoi se payer un vieux voilier. Le monocoque plus âgé qu’elle a besoin d’un grand coup de frais, mais pour le prix qu’elle y met, elle veut y passer tout le temps qu’il lui reste. Il est son nouveau foyer et l’indépendance difficilement acquise.

2013 (23 ans) ; Elle a beau être enfin indépendante, vivre seule sur son bateau et prendre la mer dès que ça lui chante, continuer de s’éprendre de Zakaria comme au premier jour, de se bagarrer avec lui pour venir se retrouver dans le confort d’une étreinte, faire vibrer la maison hantée des cris des plus peureux (ou bien des plus courageux), et lutter auprès de la Rébellion qui chaque jour prend un peu plus forme. Elle a beau se dire que sa vie ressemble à ça désormais, il y a toujours un rappel lugubre des Mun sur son épaule. Si elle est Ulysse, ils sont les sirènes, tentatrices au fond des océans, usant de chantage qu’elle ne sait pas toujours repousser. La culpabilité l’habite, car ils la maîtrisent à la perfection : Kim dans la froideur, Katla avec malice et Esther noyée de pathétisme.
L’écho n’arrive pas immédiatement aux oreilles d’Hecate. C’est un murmure qui se propage dans le port, d’abord timidement puis comme porté par les ailes d’un albatros. Le capitaine Mun a eu un accident en mer, et il a fallu le rapatrier d’urgence à l'hôpital de Senja. L’Hafgufa rentre au port sans son capitaine, dans l’incompréhension de celles et ceux qui connaissent bien sa silhouette et le tempérament de son commandant. L’accident cardio-vasculaire est survenu de nulle part, laissant s’échouer sa carcasse sur le pont. Les plus aventureux diront que c’est un signe quelconque en réponse à sa cruauté soigneusement entretenue durant les années. Le constat reste néanmoins qu’il est désormais rivé à son lit. Diminué, hagard et pas encore l’esprit clair, un enchaînement administratif se met en branle dans les semaines qui suivent. Fébrile, Hecate se positionne pour reprendre les affaires de son père. Sortie de sa boîte comme un diable, elle fait valoir un droit d’aînesse usité alors que Katla manifeste à grands cris sa désapprobation. Pourtant, la plus jeune ne s’est jamais véritablement intéressée au bateau et au large, uniquement liée à son père par les similarités de caractère. Un agencement administratif habile plus tard, la rebelle récupère la propriété de l’Hafgufa, équipage compris. Là encore, elle est si jeune, et la voilà armatrice et capitaine. Avec l’aide du second, une partie de l'équipage et la clientèle change durant les mois qui suivent alors que son père retrouve un semblant d’esprit. Le voilier se chargera de livraisons marchandes, arnaque parfois les clients les plus riches sans culpabilité et finira par discrètement faire passer des humain‧e‧s pour le compte de la Rébellion. Kim reste paralysé dans sa quasi-totalité, seuls subsistent son regard glacial et ses mots sourds et manipulateurs. A la merci d’un époux immobilisé, asservie par un mariage gangrené, Esther devient l’aide quotidienne nécessaire au moindre de ses gestes.

2019 (29 ans) ; tw : grossesse, rapport au corps, anxiété. Il y a encore tellement à faire, la Rébellion ne fait que prendre forme concrète et il y a tant de personnes à aider à fuir. Tant d’énergie à utiliser pour plonger à pieds joints dans une lutte pour leurs droits alors que les tensions montent à Senja qui sent le point de rupture. Mais peut-être qu’elle ne se fait que des idées, que rien ne va arriver, que c’est uniquement le quotidien habituel, sans changement, uniquement le heurt des humains contre leurs chaînes. Peut-être que c’est cette vie qui grandit en elle qui lui fait perdre le sens des réalités ? Que faire d’un enfant sur cette île exsangue où l’avenir s’assombrit sans cesse ? S’iels gardent cette toute petite chose, à quoi est-iel prédit ? Se sent-elle prête à devenir mère ? Zakaria veut-il même devenir père ? Ce n’était pas au programme, ni maintenant ni plus tard. C’était confortable, un peu chaotique, familier, évident. Même lorsqu’elle lui annonce, elle est incapable de savoir ce qu’elle veut. La panique envahit Hecate qui voit son corps se déformer au fil des semaines. Et au fond la décision n’est actée que quelques jours avant qu’ils ne puissent plus revenir en arrière : ils ont l’amour et des convictions, s’il faut penser un futur optimiste, alors c’est en y laissant venir un enfant à qui ils donneront tous les outils. Un humain génial et magnifique.
Mais ce sont les montagnes russes durant neuf mois. Hecate subit cette grossesse surprise, nauséeuse tout le long, parfois sujette à un mal de mer sur  son propre lieu de vie qui accentue les périodes de panique, laissant présager le pire. Elle veut s’isoler pour ruminer son mal-être mais la solitude laisse trop de place à la panique. Elle ne supporte plus qu’on la touche mais a terriblement besoin d’être soulagée et entourée. Quiconque approche un doigt de son ventre se voit repoussé d’une tape, dans les meilleurs jours, furieuse à l’idée qu’on s’approprie son corps déformé. Pas fichue de percevoir un lien avec cet être qui prend forme, à se sentir idiote quand elle essaye de lui parler et percevoir sa présence comme une intrusion dans sa chair. La future mère ne se reconnaît ni dans le miroir ni dans le tourbillon de son esprit, engorgée par les hormones qui la déstabilisent. Et le patient Zakaria subit ses sautes d’humeur, étreint ses doutes, laisse de la place aux besoins d’air. Il prend les choses en main quand elle n’est plus capable de rien, en colère contre elle-même de se sentir ainsi diminuée, de faire partie des personnes enceintes qui le vivent comme une maladie, obligée de cesser de naviguer. Elle en déteste presque chaque instant. Subsistent seulement les bulles dans lesquelles les futurs parents réussissent à se glisser, sur le voilier ou bien dans la jolie maison que Zakaria leur a trouvé, esquissant les contours d’un nid pour leur futur.  


2020 (30 ans) ; tw : accouchement, maternité, dépression post-partum. En plein été, l’accouchement est aussi compliqué que la grossesse. Incapable de faire redescendre l’angoisse qui va crescendo à mesure que le terme approche, la panique d’Hecate complique la prise en charge. Parce que rien ne vient à bout de toute la crispation accumulée par la future mère et que la vie de Judit est en jeu, elle finit par subir une césarienne d’urgence. Le reste n’est qu’un brouillard. Cotonneuse, secouée, elle a du mal à tenir le nourrisson, épuisée et sous le choc. Le contact est maladroit, Hecate peine et sent l’appréhension se loger définitivement en elle en ayant l’impression que Zakaria s’en sort mille fois mieux qu’elle. Qu’il aime déjà le tout petit bébé et qu’il la comprend instinctivement. Judit est autorisée à quitter l’hôpital avant sa mère qui y passe plusieurs jours seule sous surveillance suite à l’acte chirurgical chaotique. Malgré les visites quotidiennes du jeune père et de leur enfant, elle voit tout s’effriter entre ses doigts. Elle a vaguement lu quelque chose à propos de la dépression post-partum, trop occupée à nier ce qui allait leur arriver pendant les mois de grossesse pour faire le lien avec son état et suffisamment de recherches sur tout ce qui entourait leur futur statut de parents. L’angoisse ne descend jamais vraiment, et une fois retournée à leurs côtés dans la petite maison de Laere, Hecate ne réussit pas à nouer un lien avec Judit — ce lien, spontané et magnifique, que vantent les jeunes mères dès les premières secondes.
Les semaines passent, et elle essaie. Elle fait du mieux qu’elle peut, tâtonne et a le sentiment de tomber systématiquement à côté de ce qu’elle devrait faire. Elle a mal, elle est fatiguée, elle veut s’immerger dans la mer et dormir, elle est perdue, elle rate. Inlassablement, elle rate. Et plus elle se tient immobile au bord de leur vie, le corps déformé, recluse derrière une vitre, plus voir Zakaria compenser pour ses échecs la fait culpabiliser. Chacune des réussites de celui qu’elle aime est un pas en arrière pour la jeune femme qui cherche inconsciemment à s’effacer. Et après tout, il faut qu’elle travaille n’est-ce pas. Qu’ils gagnent de quoi se nourrir, habiller cet enfant, finir de réellement habiter dans cette maison. Alors elle doit y retourner, et la conjonction ne peut pas mieux tomber deux mois après la naissance de Judit, quand Aage a besoin de faire quitter l’île à une jeune humaine. Alors la passeuse reprend du service, elle fonce tête la première. Le bateau est affrété pour une livraison, le petit voilier en remorquage ; l’équipage s’embarque avec sa cargaison, la gérante du Deep Blue, l’humaine à secourir, et le capitaine. Et lorsque la brume se disperse à l’horizon, l’Hafgufa ne revient au port qu’avec pour unique chargement, son équipage sans capitaine à sa tête.

2022 (32 ans) ; tw : dépression post-partum. Elle ne s’est pas rendue compte qu’elle était partie. Pas immédiatement. Même l’accolade de Aage au moment où leurs chemins se sont séparés pour débarquer la gérante et l’ancienne esclave dans un port scandinave, une étreinte dense et lourde, n’a pas réellement interrogé la rebelle. Persuadée que la mentor était plus touchée à l’idée de quitter Senja pour quelque temps que préoccupée par autre chose. C’est lorsqu’une fois leur marchandise officielle livrée, elle ne donnait pas le nouveau cap vers l’île qu’elle a compris. Et lorsqu’elle fermait les yeux, l’espace de quelques secondes, à s’imaginer encore un long moment en mer, les deux pieds sur le pont, la main sur la barre, et la brise dans les cheveux, il n’y avait que la sérénité du large pour l’envahir. Dès qu’elle se projetait vers Senja, elle ne se voyait que noyée, submergée et incapable. Alors dans un sursaut de survie, agrippée à son voilier comme à un radeau, elle a renvoyé l’Hafgufa à bon port, le silence pour consigne, et s’est laissée portée par le suroît sur son petit navire. Dans sa cabine exiguë, bercée par les vagues et le vent, elle a dormi — longtemps, pleuré — beaucoup, enfoui la culpabilité — très loin, et n’est retournée à terre que lorsqu’il a fallu reprendre des vivres et du carburant. Et les jours sont devenus des semaines, ont grandi en mois pour pousser les années. Quand elle pense à Zakaria et Judit, c’est l’amour qui gonfle instinctivement sa poitrine, avant qu’une bouffée d’angoisse ne remonte dans sa gorge. Alors elle repousse l’image, le cœur émietté. C’est le cabotage qui rythme le temps, les pieds sur la terre ferme lorsqu’il faut se faire un peu d’argent pour aller plus loin. Des contrats courts sur un port ou un bateau, de quoi filer de nouveau très vite.
C’est un livre retrouvé parmi ses affaires, un ouvrage rempli de notes prises par Zakaria, qui la sort de sa léthargie sur pilote automatique. Elle se rend compte qu’elle n’est qu’à quelques heures de l’île et tous les souvenirs reviennent s’agglutiner dans son esprit. Les peurs aussi. Comment vont Zakaria et leur fille ? A-t-elle toujours une place parmi eux ? Les Mun ont-ils appris l’existence de cette innocente petite fille ? Sont-ils une menace pour celleux qu’elle aime ? Et à mesure que les questions enflent, elle se voit à peine en train de mettre les voiles, d’ajuster son cap. Ont-ils toujours besoin d’elle à la Rébellion ? Elle a toujours envie d’agir, d’aider celles et ceux qui en ont besoin. En posant enfin un pied sur la reine des glaces, elle ne réalise pas encore. Les interrogations affluent, elle se fait discrète. A-t-elle même le droit d’être ici ? Spontanément, elle va voir à la maison hantée si on a toujours besoin de quelqu’un, pour avoir de quoi payer la location de sa place au port. C’est temporaire, se répète-t-elle, comme dans tous les autres ports. Elle ne se rend pas compte que dans toutes les silhouettes, elle cherche celles de ses proches. Qu’elle meurt autant d’envie de les voir qu’elle redoute leurs réactions. Elle ne se rend pas compte qu’elle est rentrée à la maison.