1947.
Naissance. Ton père semble figé dans le temps de cette guerre qu'il a vécue loin de Senja, disparaît parfois pendant la nuit. Il revient toujours, avec cet air désolé, cet air de chien battu. Il aime ses deux gamins mais la violence du monde l'a pétrit d'angoisse, muré dans un stoïcisme incrédule. Il murmure souvent qu'il ne faut jamais quitter l'île. Plus jamais. Ta mère compense ses démons, et malgré tout, vous formez une famille heureuse.

1955.
Egon t'avait interdit de le suivre, objectant qu'il ne voulait pas d'un mioche dans les pattes tandis qu'il rejoignait sa bande de copains adolescents. Profondément vexé par ce traitement, tu avais passé l'après-midi à ronchonner dans ton coin, coincé à la maison. Ce n'est qu'à la nuit tombée que l'inquiétude s'est installée. Le lendemain matin, la certitude qu'un drame était arrivé s'était emparée du foyer. Trois jours plus tard, le corps d'Egon et celui de Kasper Nilsen, son meilleur ami, étaient retrouvés, sous la glace d'un lac devenu leur tombeau. Pour être honnête, tu ne te souviens plus très bien des événements, juste de la pesanteur et du désarroi de tes parents. Le chagrin et la soudaine solitude de retrouver ainsi, enfant unique.

1963.
En rentrant de l'école, tu trouves ta mère évanouie dans la cuisine. Les jours suivants sont des aller-retours sans fin, un balai angoissant entre la maison et l’hôpital. Tu entends cancer malgré les précautions prises pour te protéger, ne captes pas grand-chose de plus si ce n'est que le regard perdu de ton père. Les mois suivants se ressemblent, une longue attente agonisante, l'impression persistante du manquer d'air, coincé la tête sous l'eau. Ta mère vous quitte et te voilà en tête à tête avec un adulte paumé comme garantie de survie. Tu prends les reines de la maison par nécessité. Les premiers mois, vous survivez grâce aux plats offerts par tes grands-mères. Tu finis par apprendre auprès d'elles, tout ce que tu n'as pas encore eu le temps de découvrir auprès de ta propre génitrice – ou tout ce qu'elle n'avait jamais jugé utile de t'enseigner, parce que les hommes ne s'occupent pas de ça.

Ton père, déjà peu loquace, passe parfois plusieurs jours sans prononcer un mot. Ses propres repères parentaux ne lui ont jamais appris la tendresse mais une tape dans le dos accompagné d'un « You're a good kid » te surprennent parfois, généralement au moment où tu t'y attends le moins. Depuis la disparition de ta mère, aussi, il prie. Beaucoup plus qu'avant. Tu l'accompagnes souvent. Vous étiez déjà des fidèles concensieux mais ton paternel semble animé par une dévotion fervente et fiévreuse, de celle qui maintienne les désespérés en vie. Il t'avouera à demi-mots des années plus tard qu'il priait de tout son cœur pour ne pas te perdre, toi aussi.

1965.
Ce n'est pas par vocation que t'es rentré dans l'armée norvégienne. Ne trouvant aucune destinée personnelle à laquelle te vouer, tu imites ton père qui n'en est pas très rassuré - sans parler des supplications de ta mère pour que tu restes bien à l'abris, ici. Mais tu veux voir le monde par toi-même, pour au moins ne pas avoir le regret de n'avoir jamais quitté l'île. Rapidement intégré dans la marine, par fascination maritime, les aléas et les opportunités t'ont mené au poste de plongeur-démineur. En première ligne de la défense des eaux côtières en cette période de Guerre Froide, tu n'as aucun temps à accorder à aucune sorte de réflexion hormis celles qui t'éviteront à toi et aux tiens de littéralement partir en fumée.

1972.
Amalia est un peu plus jeune que toi – cinq ans. Elle ne sourit pas souvent mais ce sont ses yeux qui t'ont captivé. D'un bleu profond, comme l'océan, avec cet air d'impertinence qui promet de ne jamais se soumettre. Son père est avocat et il te semble dans un premier temps que c'est par pur défi qu'elle décide de t'aimer. Le patronyme de Wolden n'appartient à rien de grandiose, tu n'as rien apporté à sa propre famille, pire encore, tu ne ferais que la tirer vers le bas. Mais les mois passent et son père finit par accepter de t'accorder sa main. Amalia est sa cadette, la petite dernière qui a toujours désiré faire les choses à sa manière. Trop occupé par ses affaires, il a fini par céder.

1976.
A chaque permission, vous avez la même conversation. Amalia veut que tu quittes l'armée. C'est trop dangereux. Tu n'es jamais près d'elle. Elle se sent seule et désolée. Elle veut fonder une famille. Tu partages les mêmes envies sans que les dieux ne répondent favorablement à vos désirs. 1976 est l'année où le destin semble vous sourire jusqu'à ce qu'Amalia perde votre enfant. La souffrance et le désespoir dans ses yeux te convainquent de quitter l'armée. Ta dévotion envers la caste du Divin et ton manque tant d'imagination que de réel désir de reconversion t'amènent à en devenir gardien.

1988.
Les années passent, votre foyer se remplit de souvenirs et de poils de chiens mais la chambre d'enfant demeure vide. Tu entends trop souvent les pleurs qu'Amalia veut discrets, quand elle s'enferme dans la pièce dédié à ce fantôme de votre existence. Vous parlez depuis quelques temps d'adoption, sans jamais vraiment oser franchir le pas. Vous visitez à plusieurs reprises l'orphelinat, parlez avec le personnel, tournez en rond dans vos réflexions sur le sujet. Amalia dit que vous êtes trop vieux pour un nourrisson. Tu n'as pas d'avis sur la question. A vrai dire, tout ce qui t'importe, c'est d'apaiser la peine de ton épouse. C'est à l'un des gamins qui restent cachés loin des visiteurs, persuadés qu'on ne les regardera jamais parce qu'ils sont déjà trop grands, trop turbulents, plus assez attendrissant, que vous proposez de rejoindre votre foyer. Avec la maladresse de la tendresse héritée de ton propre père, tu l'accueilles au sein de la maison en lui expliquant que tu peux repeindre s'il n'aime pas la couleur des murs de sa chambre.

Les premières semaines, Wighard fugue. Toujours avec la chienne, Lola, une berger allemand un peu âgée qui s'est vite attachée à lui - plus vite que quiconque, elle avait compris qu'il faisait partie de la famille. Tu finis toujours par les ramener à une Amalia paniquée, ayant déjà énuméré l'ensemble des malheurs qui auraient pu frapper l'adolescent. Toi, de ton côté, tu ne t'en fais pas. Serein, comme toujours, persuadé que le temps fera ce qu'il a à faire. Tu lui répètes toujours qu'il est maître de sa destinée et qu'il a le choix. Vous n'êtes pas ses geôliers. I'm not mad at you, Amalia's not mad at you. You still have the choice. You can go back to the orphanage or come with me. Whatever you'll choice, we will be happy to have you for dinner. I'm just saying : Amalia hates when food gets cold. La première fois, il te répond qu'il veut garder la chienne. Bien sûr. Qui ne voudrait pas avoir Lola avec soi. Le lendemain, vous allez chercher un deuxième chien et Amalia te sert comme remontrance que tu ne peux pas régler tous les problèmes du monde avec plus de chiens. Le fait que Wighard finisse par rester avec vous te suffit comme victoire silencieuse dont tu ne venteras jamais plus qu'avec un petit sourire en coin satisfait.

1991.
Vous êtes là, bien sûr, quand Wighard est diplômé et quand il porte pour la première l'uniforme. Vous vous êtes apprivoisés au fil des ans et tu n'imagines plus la vie sans ce petit gars dans les pattes. Il ne t'appelle certes pas papa, mais c'est ton gamin malgré tout et sans doute devais-tu lui dire plus souvent mais : ce que tu es fier de lui.

1992
Quand Amalia t'annonce la nouvelle, tu ne comprends pas. Parce qu'une plaisanterie du genre ne lui viendrait pas à l'esprit et que cela ne peut pas être vrai. Tu savais qu'elle se sentait mal depuis quelques jours, vous aviez pensé à un virus passé par là, la rendant malade. Mais la vérité est toute autre : Amalia est enceinte. Vos angoisses vieilles de plus de dix ans ressurgissent violemment mais les mois passent jusqu'à ce vous rencontrez enfin votre deuxième enfant : Juni. Un petit être solaire qui vient s'ajouter à votre foyer, en capte toute l'attention et en réjouit le cœur.

L'arrivée du nourrisson chamboule aussi le fragile équilibre de votre trio. Tu vois bien cet air quasi désolé sur la face de Wighard, comme s'il s'excusait d'être là, comme s'il avait peur de vous déranger. Comme si désormais vous n'aviez plus besoin de lui. Tu te retrouves bien démuni face à la situation, avec Juni qui écourte tes nuits et demande toute ton énergie. Tu te dis que ça finira par passer, que ça doit prendre du temps ces choses-là. Wighard n'est pas bienvenu chez vous, non, il est toujours chez lui. Il le sait, pas vrai ? Vous éprouvez beaucoup de mal à vous comprendre et tu n'es pas très doué pour arranger les choses. Il est un jeune homme flamboyant et blessé, t'a souvent donné l'impression d'être une créature étrange impossible à approcher. Ses extravagances te font parfois tiquer, toi qui a toujours été simple et réservé. Tu ne l'as jamais rejeté pour autant : n'as jamais appris à détester ce que tu ne comprenais pas.

1998.
Une crise cardiaque t'arrache soudainement ton paternel. La venue au monde de sa petite fille vous avait rapproché. L'homme avait même investi dans l'acquisition d'une petite embarcation, emmenant régulièrement la famille en balade. Tu en hérites et perpétues la tradition, en sa mémoire et par cet amour pour l'océan qui ne s'est jamais tari.

La même année, Juni découvre la danse et tu as rarement vu ton épouse plus émerveillée. Devenue prêtresse pour la Caste, elle a toujours couvé des rêves de carrière artistique, violoncelliste passionnée qu'elle est. Mais ce n'étaient que des rêveries idiotes disait-elle, elle n'était pas l'un de ces êtres frivoles de la Beauté.

2004.
Ca y est, c'est la fin, on a plus besoin de toi, merci, bonsoir. Tu deviens soudainement inutile au monde, du haut de tes cinquante sept ans. L'âge pèse d'une façon inattendue sur tes épaules. L'ennui, aussi. Wighard est parti depuis longtemps du foyer, Juni est encore à l'école et Amalia travaille toujours, elle. Les premières semaines, tu t'occupes avec quelques travaux manuels, zappes sans grande conviction sur la télévision. Prends soin du potager, du jardin, rallonges la promenade des chiens. Mais tu tournes en rond. Tu n'as plus de but, plus de reconnaissance de tes pairs, tu es devenu un invisible, si pas presque un indésirable.

Tu finis par t'engager aux côtes de ton fils, à l'orphelinat. Uses de tes mains pour effectuer quelques travaux, de ton amour des gosses pour leur apporter un peu de réconfort en leur lisant quelques histoires ou juste en passant du temps, à les écouter ou jouer avec eux. Cela ravive au fond de toi ce rêve jamais atteint d'une famille nombreuse. Tu te dis que le destin finira par t'apporter des petits enfants et cette idée te conforte. Tu es utile ici, à nouveau visible par le monde.

Le port, aussi, devient l'un des repères où l'on peut te retrouver des journées durant. A retaper le bateau de ton père, en prendre soin et partir en mer. De temps en temps, tu y retrouves une gamine à peine plus âgée que la tienne, cachée sur l'embarcation, l'air pas franchement coupable. Sa désinvolture laisse un doute planer au fond de ton crâne : est-ce que ta Juni finira comme cela ? Mais au fil du temps, la gamine t'intrigue et les années passant, vous finissez par vous lier. Le père d'Hécate – la demoiselle en question – est être abjecte avec qui le ton monte régulièrement – jusqu'à en venir aux mains, quand sa propre violence dirigée vers son équipage, provoque soudainement la tienne.

2008.
Wighard s'est épris d'un surnaturel. Chose peu inhabituelle – ou en tout cas sur le long terme car Wighard s'éprend de beaucoup de monde, tu le concèdes. Mais celui-là, il paraît s'y accrocher. Il a des airs d'animal blessé dont il faut panser les plaies, une chose à protéger qui occupe toute l'attention du policier. Dès que l'information vous atteint, Amalia et toi, il ne vous en faut pas plus pour inviter cet Ingvar à votre table. Un surnaturel dans la famille c'est une grande première, tout comme un partenaire présenté par Wighard.

2009.
Amalia est plus têtue que toi et finit par réussir à te pousser jusqu'aux portes d'une association de militaires et anciens militaires. Prenant très rarement la parole – à vrai dire, tu ne la prends que quand on insiste vraiment pour t'entende – tu passes les réunions à écouter ce que les autres ont à dire. Quelques témoignages ravivent tes propres souvenirs et, même si tu ne l'avoueras pas de vive voix, tu apprécies pouvoir conter ta propre expérience. Mais l'ennui pèse rapidement à nouveau : les réunions te paraissent de plus en plus longues et la récurrence de tes venues poussent les habitués à croire que tu aimerais t'investir davantage. Tu la comprends dès que vos regards se croisent, quand cette femme à l'air aussi renfrogné que le tien se laisse tomber lourdemenet sur une chaise. Oui. Vous vous comprenez. Quelqu'un de proche vous a tellement tanné pour que vous veniez ici, que vous avez fini par céder. Directement, tu te proposes pour être son parrain. Une surprise bienvenue pour le groupe, étonnante pour la jeune femme. Qui s'en réjouit finalement quand, une fois la pause venue, tu lui proposes de vous barrer vite fait, bien fait. Si tu me couvres, je te couvres. Un marché équitable qui vous conduit tout doucement à lier une certaine camaraderie, la dénommée Badia s'amusant à te lancer tes défis réveillant tes jeunes années. Vous finissez par lâcher complètement l'association, sans pour autant vous perdre de vue.

2011. 
Les résultats scolaires de Juni, qui s'était toujours montrée d'une assiduité parfaite, t'inquiètent un peu. Tu laisses Amalia gérer cela parce que, sincèrement, tu te retrouves démuni face à la situation. Qu'est-ce qui peut bien se passer dans la tête d'une adolescente ? Enfin, d'une jeune femme – qu'il est difficile de ne plus pouvoir l'imaginer comme ta petite fille. Ses rêves de danseuse étoile se fanent et tu la sens résignée à commencer des études. Tu l'encourages dans sa lancée, persuadé que peu importe ce qu'elle finira par choisir, elle le fera bien.

Un autre grand changement survient de vos existences : Wighard devient gardien. Quelque chose en toi s'agite : Wigahrd suivrait-il tes pas ? Pas tout à fait, tu l'admettras mais cette idée a quelque chose de réconfortant, que malgré tout, que malgré ce fossé persistant entre vous, il s'est inspiré un peu de ton être pour tracer sa route. Tu te mets à lui adresser un nombre incalculable de conseils, radotes les mêmes anecdotes qu'il a très certainement déjà entendues de nombreuses fois. Vos expériences sont loin d'être similaires, il s'agit davantage d'une tentative de ta part de vous rapprocher.

2013.
Tu deviens presque grand-père, par procuration tout du moins. Il ne t'a pas fallu longtemps pour prendre connaissance de la relation liant Wighard et Badia. Oona est un rayon de soleil, un petit être fragile envers tu qui tu jures protection et pour qui tu proposes ton aide aux parents fatigués.

2015.
Juni aussi, se met à fréquenter un surnaturel. Tu as cette étrange impression que les Wolden sont en train de sortir de leur vie tranquille, que tes enfants effleurent l'inatteignable et c'est à la fois tant source de tracas que d'une certaine satisfaction pour ton être.

2017.
L'idylle que Juni vivait prend fin soudainement. Elle n'en parle que très peu, explique vaguement sans entrer dans les détails ce qui s'est passé, semble s'éloigner quelques moments. Tu te dis qu'elle a besoin de temps pour se retourner, lui laisses l'espace pour y parvenir. Tu appréhendes tout de même cette impression d'éloignement, comme si quelque chose de grave s'était passé et qu'elle ne te fait pas assez confiance pour en parler. C'est une pilule difficile à avaler. Tu aimerais être plus proche des tiens sans jamais réellement y parvenir.

2019.
Les années passent et votre attente quasi fébrile de petits enfants ne se concrétiste jamais. A la place, tu finis par apprendre la séparation que tu juges soudaine et difficilement compréhensible d'un point de vue extérieur au couple que formait Wighard et Ingvar. Tu es un peu déstabilisé par la nouvelle, toi qui as aimé sans jamais de répit la même personne pendant toutes ces années. On te dit que ce n'est plus la même époque, que les choses ont évolué. Mais ce qui t'inquiète surtout c'est cet air dévasté qui prend chaque jour un peu plus possession de ton gamin. Comme si tu n'étais qu'un simple spectateur d'une chute inévitable.

La même année, Badia disparaît, littéralement. Sa gamine avec. La nouvelle t'ébranle, tu cherches à comprendre sans jamais y parvenir. Le mystère autour de leur mort est opaque et tu le devines dangereux à approcher.

2020.
Toutes tes sens en éveil. Aux aguets. Aujourd'hui encore, tu as encore l'odeur de poudre, de gravas et du sang incrustée dans les narines. La panique de trouver Amélia à terre – mais elle est juste un peu sonnée. Le devoir d'aider tes anciens collègues, une fois ton épouse mise en sécurité. Et la terreur dans tes tripes d'imaginer le pire pour tes enfants. La nuit dure une éternité. Le matin venu, tu es las, éreinté, tiens encore à peine sur tes jambes. Ta famille à l'hôpital, tu finis par consentir à te laisser examiner. Mais tu n'as rien, rien de comparable aux brûlures de Wighard, à la commotion de Juni. Les journées suivant sont un désastre à vivre, ne pouvant te défaire de l'angoisse t'ayant pris à la gorge ce soir-là. Amalia et toi passez vos journées à ressasser les événements. Et si, et si, et si. Tu peines à croire que vous soyez tous en vie, remercies chaque jour Odin d'avoir épargné les tiens.

FEVRIER 2021. 
Vous n'aviez pas voulu vous joindre aux commémorations, le souvenir brûlant du Panthéon encore trop douloureux. Tu ne dors pas cette nuit-là, perdu dans la contemplation de ton verre de vin plutôt que du livre que tu as pris pour tenter de t'occuper l'esprit. Tu sursautes quand un numéro inconnu fait sonner ton téléphone. Au bout du fil, un ancien collègue, que tu as connu à ses tous débuts. Sa voix est fébrile. I... I  fear that something happened to your daughter. Mal assuré, il n'ose pas t'annoncer via un coup de fil, qu'il a retrouvé ton unique fille gisant sur l’asphalte couvert de son sang. Amalia s'est éveillée, à t'entendre t'agiter soudainement, à te précipiter vers la sortie sans prendre la peine d'enfiler une veste. Ta voix tremblante est trop forte, agressive envers la mauvaise cible, et ton épouse soudainement terrorisée face à ton attitude inexpliquée reste muette, plongée dans l'incompréhension la plus totale. Tu ne veux pas qu'elle vienne avec toi. Tu lui as hurlé de rester là, de ne pas bouger – et tu t'en veux terriblement, tu n'aurais jamais dû crier. Tu conduis trop vite, te gares n'importe où il est encore possible de le faire. Passes à travers la cohue, retrouves certains gardiens te reconnaissant et te laissant passer, par respect d'une autre époque ou par pitié en sachant ce qu'il vient d'arriver. Tu ne pouvais réellement le croire avant de le voir de tes propres yeux. Mais la vérité t'abat sur place.

Juni est morte.

Tu défailles, tes jambes t'abandonnent et tu te retrouves à genoux, à côté du corps sans vie de ta fille. Tes mains n'osent la toucher, finissent par l'effleurer, comme pour s'assurer que tout cela est bien réel. Trop réel. Les souvenirs sont flous, une suite de rage, de désespoir, de cris dans la nuit et de chagrin inépuisable. Les secours finissent par réussir à t'écarter du corps inerte, te posent des questions sans que tu ne les entendes. Une seule pensée tourne en boucle au fond de ton crâne : comment est-ce que tu vas pouvoir annoncer cela à Amalia ?

Comme tu t'en doutais, elle t'a attendu. Elle comprend dès qu'elle t'aperçoit, les épaules abattues, la face sombre et les yeux rougis, que quelque chose s'est passé. Il t'a fallu plusieurs tentatives pour arriver à lui  annoncer. Tu as dû retenir sa chute, as passé de longues heures durant à la serrer dans tes bras, partageant votre désespoir qui ne tarirait jamais. C'est toi qui l'annonceras à Wighard, après l'avoir attendu devant sa porte, incapable d'annoncer une telle chose autrement que de vive voix.

Quelques jours à peine plus tard – ou peut-être plus à vrai dire, tu ne saurais dur, perdu que tu étais – un fantôme refait surface. Pour le coup, pas celui que tu aurais espéré. Mais c'est Badia tout de même, Badia et sa fille et malgré la souffrance et la tristesse, elles amènent un peu de joie au fond de ton cœur meurtri.

2022.
Amalia est malade. La retrouver inconsciente sur le sol de la cuisine te projette à une époque révolue depuis longtemps, les réminiscences de la maladie de ta génitrice revenant implacablement. Depuis des mois déjà, tu dois te battre avec ton épouse pour qu'elle s'alimente, pour qu'elle sorte du lit, de la maison, qu'elle fasse quelque chose d'autre de sa journée que de désespérer. Elle est devenue amère et acerbe. Elle marmonne les mêmes atrocités en boucle, comme un disque raillé, cherchant à apaiser sa peine comme elle le peut. He should have protected her. He's a guardian and he was unable to protect her. Tu lui interdis de dire quoique ce soit du genre à votre garçon, que ça le briserait définitivement et qu'il n'a pas besoin de ça. He's already broken. Pourtant, elle t'écoute et quand Wighard vous rend visite, elle ne lui crache rien au visage. Elle s'est éteinte et rien ne pourra la raviver, toute joie de vivre l'ayant définitivement quitter. Elle te reproche de continuer à fonctionner, à exister malgré tout, va même jusqu'à dire que tu ne sembles pas troublé. Tu n'as pas la force de te battre avec elle. If you want to fight, fight me. But I don't have the energy or even the heart to fight back, Amalia. I'm tired and broken. I lost my daughter too.

Il aura fallu peu de semaines pour que la maladie se déclare chez ta femme. Elle t'annonce très rapidement qu'elle ne veut pas se faire soigner. Elle veut mourir. Partir. Enfin. C'est le coup de grâce pour ton être. Toi qui t'efforces de tenir pour elle, pour Wighard aussi, voilà qu'elle vous abandonne. Elle ne veut pas s'éteindre à l'hôpital. Elle veut partir en mer et y laisser sa vie s'éteindre, avec l'aide nécessaire pour mourir sereinement. Des contacts de contacts arrivent à te procurer le matériel pour offrir cette dernière volonté à ton épouse. Pour la première fois depuis la mort de Juni, tu aperçois au fond de ses pupilles, une étincelle de reconnaissance. Cependant, le climat violemment plus capricieux qu'ordinaire vous oblige à revoir vos plans. Plus d'escapade maritime comme dernier voyage. Ce sera chez vous, qu'Amalia poussera son dernier soupir. C'est difficile d'inviter Wighard parce que tu ne veux pas lui imposer cela autant que tu redoutes de te retrouver seul. Tu lui annonces vos intentions, ajoutant qu'il ne doit pas te répondre directement. Il finit par accepter et, tu ne mentiras pas, ce fut un véritable soulagement.  

Tu perçois son dernier souffle, as cette impression de parvenir à sentir son âme quitter l'enveloppe charnelle que tu as côtoyé durant cinq décennies. Ca y est. Amalia n'est plus. Tu déposes un dernier baiser sur son front, sa main toujours figée dans la tienne. Tu es perdu. Désœuvré. Ton monde s'est définitivement écroulé.