ESTJ-A ; loyal - mauvais ; Type 1 & Type 3
Identité complète

Il y a eu une époque où j’aurais aimé ne pas m’appeler Alruna. Je rêvais de me trouver un surnom, quelque chose de mystérieux, de sexy, comme l’un des noms de scènes de ces artistes qui me faisaient rêver enfant.  Quelque chose d’exotique, d’hors du commun, qui attire les regards et nourrisse les fantasmes, qui évoque les paillettes et le son joyeux des cuivres… Un nom qui n’aurait pas été trouvé par ma mère enfin, qui ne me l’évoque pas à chaque fois que je l’entendais – comme si cela pouvait amoindrir mon chagrin ou atténuer ma colère. A cette même époque, et sans doute sous l’impulsion d'Edvin, la plupart de mes collaborateurs se sont simplement mis à m’appeler Madame, ou Madame Fan – ce qui me donnait presque un autre statut, une nouvelle importance, à moi qui n’avait pas trente ans alors. C’est resté, il n'y a guère que mes proches qui utilisent mon prénom pour s’adresser à moi. Mon nom de famille, en revanche, est une source de fierté ; aucun de mes mariages n’a réussi à me convaincre de m’en séparer. Cela fait bien longtemps que mon sang sert Freyja – j’y étais destinée, comme mes parents, mes filles et de si nombreuses aïeules… Ce nom, Fan, c’est mon orgueil, un bijou dont je me pare, une armure pour affronter le monde, pour triompher de l’adversité.

Espoirs éphémères

Rodsand m’a vu naître et me verra sans doute mourir. Les lumières de la nuit, la silhouette grandiose de l’Hôtel Babysugar au loin, la musique qui provient de partout, les rires, les corps entrelacés - à la bonne heure de la nuit, simplement marcher dans la rue est un plaisir des sens presque perpétuel. Combien de nuits à m’y perdre ou à m’y enivrer ? J’ai toujours aimé l’ambiance de ces soirées douces d’été, où la peau se dévoile sous les vêtements, tout semble plus léger, plus facile. Enfant, c’était les vacances, ces soirées où j’échappais à la surveillance d’une nourrice fatiguée pour me rendre au Big Eyes, où je me cachais dans un coin des coulisses pour regarder les numéros avec la complicité des artistes et des techniciens. Je riais, je dansais, j’aidais à enfiler les costumes, je respirais les fleurs qu’on avait adressée à telle ou telle personne ; passée une certaine heure, soit j’étais retrouvée endormie dans une loge, enroulée dans un costume et l’on me cachait là avant de me ramener discrètement chez moi, soit un adulte décidait qu’il était l’heure pour moi de rejoindre mon lit et m’emmenait à ma mère que cela amusait beaucoup et qui me faisait rentrer avant que mon père ne se rende de ma présence au cabaret. J’aime les matins aussi, surtout quand il est vraiment tôt, que les premiers rayons embrasent les rues presque désertes, que quelques passants titubent pour rentrer chez eux, comme surpris par le vent et la lumière du jour qui les aura surpris. La vie nocturne est si forte, si prolifique, on se croit presque transporté ailleurs face aux vitrines éteintes, au silence de ceux qui se sont enfin endormis… Et puis, il n’y a qu’à Rodsand que tous les plaisirs soient aussi faciles, aussi simples, aussi célébrés ! A Senja, il n’y a guère qu’Innlosnning qui puisse rivaliser de beauté et de faste - mais il y manque toujours quelque chose à mes yeux. J’y ai habité pendant quelques années, tout mon second mariage en fait ; j’aimais l’attention soudain renouvelée de l’interlocuteur à qui l’on donne son adresse, l’air envieux ou admiratif que cela donnait à tant de connaissances… Ça n'était pas chez moi ; le divorce m’a permis de revenir, de m’installer tout près du Big Eyes pour mettre en marche le changement.

Car si je suis depuis un an maintenant la directrice du Big Eyes, ça n’a pas été simple d’obtenir ce qui aurait dû pourtant me revenir de droit. Dans une autre famille, j’aurais pu en hériter, ou alors on m’en aurait cédé des parts, années après années, pour me préparer ; mais mon père n’avait certainement pas prévu cela pour mes sœurs et moi - surtout moi en fait. Après m’avoir donné le goût du luxe et encouragé à avoir la folie des grandeurs, c’est presque comme s’il m’avait coupé les vivres dès ma majorité. J’ai financé des études en finance, trouvé des stages puis des emplois et je me suis fait une place sans son aide - lui qui aurait pu tout régler pour moi en un simple appel à la bonne personne. Tour à tour chargée d'affaires ou gestionnaire de patrimoine, je me suis taillée une place au service de la caste, sur le chemin de mon père. Je me faisais une joie de lui voler de potentielles opportunités, de lui couper l’herbe sous le pied : lui montrer que non seulement j’avais réussi, mais que je n’allais pas m’arrêter là. Cela a été amusant tant que le Big Eyes n’était pas en jeu. Pourtant, devenue maîtresse de branche, je suis allée réclamer ma part du cabaret, négocier un arrangement - et le non a sonné comme une trahison ; mon père préférait vendre à un inconnu qu’à sa propre fille. Je me suis enfoncée dans les manigances, j’ai accepté de m’occuper d’affaires que j’avais toujours fuies - tout, tant que cela me rapprochait du but. Avec ce que cela m’a apporté, j’ai rusé contre mon père, et à force de prête-nom et d’intermédiaires, je lui ai soutiré la fierté familiale. Je crois qu’il est heureux de ce dénouement, mais je garde une rancœur certaine de cette bataille-là ; et une étrange sensation de vide. Puisque cela avait été mon but pendant dix ans, après quel nouveau rêve puis-je donc soupirer ?

Les ventricules

Pansexuelle, divorcée deux fois, mère d'Aslaug (2008), Sigmund et Sigrun (2012).

Je pense que c’est notre entourage qui nous définit – ou qui participe à nous définir. On se construit en fonction, par rapport, en contradiction avec ; on imite, on rejette, on accepte… Dîtes moi ce que vous êtes prêts à accepter de vos proches et je vous dirai qui vous êtes… J’imagine que cela dit beaucoup de notre rapport à l’idée même de famille. J’aimais ma mère, peut-être plus que je n’ai jamais aimé mon père, et pourtant quand pour laver son honneur – et quelque part aussi le nôtre – il a planté une lame dans sa poitrine, j’ai brûlé ses photos et banni son souvenir. Bien sûr que j’ai pleuré en apprenant à la haïr, mais c’est cela, la famille. Il n’était pas question d’en vouloir à mon père pour le sang qu’il avait sur les mains, ni à Kára qui était pourtant la preuve vivante de ce crime – chacun porte ses fautes, on peut se déchirer, s’affronter, mais il y a des limites à ne pas franchir. Quelque part, cela a quelque chose de terrifiant de penser que bien que mes relations à ma familles soient de l’ordre du fusionnel, tout cela pourrait être détruit par une ligne franchie.

Pendant dix ans, j’ai été le centre du monde pour ma famille, la petite fille parfaite, l’héritière idéale assidue et dévouée, une vraie pierre précieuse. Mes parents ont préféré ma sœur presque dès le premier jour, elle et ses grands yeux toujours ouverts, le calme après la tempête que j’étais… Moi aussi, je l’ai aimée dès le premier jour, si j’avais pu j’aurais mis le monde à genou au pied de ce berceau. Moi la gamine capricieuse, la diva préadolescente, l’égocentrique, j’étais d’accord pour dire qu’il y avait quelqu’un dans ce monde de peut-être plus important que moi – et puis qu’elle devait être tout pour moi, j’allais être tout pour elle. Eira a été ma protégée et ma gardienne, ma confidente et mon amie, ma sublime – une partie de moi, un écho, une complice… Son absence résonne dans tout mon être, c’est une blessure qui ne veut pas guérir ; une blessure à cacher pour préserver les liens, l’encourager à suivre sa voie, ne pas mettre en danger d’idée qui nous relie. Rien des années qui passent, des peines, des pertes et des trahisons ne pourra nous l’enlever. Kára c’est très différent. J’étais adulte, je venais de perdre ma mère – notre mère, et elle était là, privée de cette image, de cette figure – nourrisson innocent qui payait pour les fautes de sa génitrice. Je me suis appliquée à lui offrir ce dont elle avait été privée, à être pour elle cette présence maternelle ; à une époque où j’aurais voulu éviter la maison familiale, elle était la raison principale pour laquelle mes pas m’y ramenaient toujours. Ce serait mentir que de prétendre que j’ai été une mère pour elle ; je l’ai cru, mais je me suis découverte plus vindicative pour mes enfants.

J’ai regretté de ne pas en avoir eu avec Edvin, nous nous disions toujours que nous avions le temps, que nous étions jeunes… Un temps, je me suis jurée que je ne le remplacerais pas, qu’il n’y aurait personne avec qui je pourrais imaginer fonder une famille après lui ; j’ai grandi et j’ai fait des erreurs. Après un certain temps, moi aussi j’ai aspiré à cette héritière parfaite, cette enfant que j’allais modeler comme on l’avait fait avec moi, sans refaire les erreurs de mes parents. Comme j’ai toujours réussi à garder mon nom, j’ai obtenu que cela soit également celui de mes enfants, abandonnant le choix des prénoms aux pères – mais fort heureusement, ni Erik ni Angus ne m’ont beaucoup déçu sur ce sujet au moins. Ma première fille, mon héritière, ma fierté et ma joie – Aslaug est un esprit libre, adolescente qui cherche ses limites et celles de son entourage, diva en devenir, gamine orgueilleuse bardée de certitudes qui ne me déçoit jamais ; je suis dure avec elle, je le reconnais bien volontiers, plus encore qu’avec les jumeaux Sigmund et Sigrun. C’est une position particulière que la place d’aînée… Je tuerai pour mes enfants – et ce n’est pas qu’une façon de parler – je tuerai ou je me laisserai mourir. Il n’y aucun autre amour qui soit plus absolu.

Surtout celui des hommes. Qu’est-ce qu’ils sont décevants ! Je sais bien que je suis fautive moi aussi, je n’avais pas à commettre l’erreur d’essayer, d’espérer – mais que voulez-vous, pour cela j’apprends lentement. Moi qui me laisse aller à mes passions, m’abandonne aux joies et aux plaisirs presque par devoir, je ne saurais pas dire si j’ai vraiment aimé comme j’ai aimé Edvin. Il n’était pas juste mon compagnon et mon meilleur ami, mon confident, mon roc, mon phare ; il était mon sublime. Je ressentais ses joies, ses plaisirs, ses colères, ses douleurs – il me hantait partout, il ne me lâchait pas. Le silence que sa mort a laissé en moi, le manque, le vide – le temps n’a pas suffit à apaiser tout cela. Eira a un temps été là pour combler cet espace, mais ce n’était déjà plus pareil, et un jour elle a choisi un autre chemin… Depuis Edvin, c’est presque comme si chaque relation était vide de sens – je souris aux serments, mais je sais bien au fond ce qu’il va en rester ; et je ne me suis jamais trompée. Et puis, je ne crois pas au mariage ; comment y croire quand on voit ce qu’il a fait à mes parents, ce qu’il a fait à ce lien entre ma sœur et moi ? Pourtant, je me suis laissée convaincre par Erik, après des mois de discussions, de cris, de pleurs et des centaines de promesses que je savais intenables. Il a obtenu ce qu’il voulait de moi, parce que j’étais enceinte, parce que je voulais y croire malgré mon cynisme – et puis il a commencé à manquer à sa parole, et un jour où j’ai surpris son regard s’attarder un peu trop longtemps sur une autre, j’ai détruit ses affaires et exigé le divorce sans lui laisser la moindre chance de s’expliquer, confortée dans mes certitudes. Angus est arrivé après, joli cœur, naïf, un peu jaloux aussi que j’ai cédé à un autre pour me refuser à lui, était-ce que je l’aimais moins ? J’aurais du dès cette discussion voir la catastrophe arriver, et pourtant j’ai cédé – comme si la honte d’un premier divorce n’avait pas suffi. On a pu me reprocher de traiter avec trop de légèreté cette union sacrée, d’avoir pour la déesse un manque de respect – est-ce ma faute à moi si les discours des hommes ne sont que trop souvent vains et vides… Je vis dans une relative liberté depuis, m’offrant aux plaisirs des corps sans restriction et sans que cela ne puisse nuire à une quelconque histoire, fuyant l’engagement pour protéger les miens. Mais tout au fond, espérant après un nouvel Edvin, une histoire aussi forte et pure, une nouvelle occasion de donner une chance, de m’abandonner à un espoir qui ne serait pas trahi.