Qu'ils nous retrouvent, on n'se rendra pas et qu'ils approuvent, j'ai jamais dit ça. Je découvre un autre que moi, on se retrouve dans un attentat. Tout allait de travers, j'sentais monter dans l'atmosphère un coup d'éclat, d'éclair, un coup d'tonnerre - droite, gauche, bras d'fer. On se défend mais t'as vu la gueule du sentiment ?  (un autre que moi, fishbach)

when you are not fed love on a silver spoon, you learn to lick off knives

juillet 1994 - naissance estivale, premier souffle. Finalement c’est au cœur de l’été, pour peu qu’Oslo en connaisse la chaleur, que Solvi voit le jour. La famille s’aime, se chante, se fond dans le décor des collines, la rivière en son cœur. Puerto Rico est si loin, l’avenir si brillant, scintillant comme la neige au soleil. Et c’est tout ce qui leur faut, la promesse de l’avenir éclatant, pétris de bonheur comme les rires enchantés de la dernière née. Elle babille à n’en plus finir, et parents, oncles, tantes, cousins, s’en émerveillent. Elle est chérie dans un cocon, les lumières dans les yeux et la chaleur dans les voix. Peu importe qu’en Norvège le mercure s’obstine à rester démesurément bas selon eux, peu importe que les jours polaires fassent de l’ombre aux ouragans de l’Atlantique. La félicitée est précieuse, nul besoin de s’inquiéter des nuages qui s'amoncellent à l’horizon, inutile de regarder par dessus son épaule lorsque le chemin semble pavé des meilleures intentions.  

novembre 1994 - naissance automnale, second souffle.  Celui-ci est pour les papiers. Pour avoir le pouvoir. Si madame et monsieur peuvent effacer quelques mois d’été c’est aussi pour avoir la mainmise sur ce qu’elle pourrait chercher, voire trouver. Elle dit ne se souvenir de rien avant son arrivée à Senja, tout au plus quelques fragments brumeux de l’orphelinat. Peu importe. Le risque n’a pas été couru - Pour eux, pour ses nouveaux frères et soeurs, pour elle désormais, elle est une enfant d’automne. Le visage ambré par les feuilles rougeoyantes, l’épiderme offert aux soleils brûlants du froid de novembre. Elle ne saura probablement plus jamais la vérité autour de cette naissance en doublon, ses croyances seront-elles plus fortes que l’exactitude ?

1996 - représailles sanglantes, il n’en reste qu’une. On lui a dit de rester muette avant de la faire disparaître derrière une alcôve. Surtout ne fait pas un bruit. Ne bouge pas d’ici, attend que je revienne. Elle obéit Solvi, minuscule et patiente. Elle garde le silence lorsque le vacarme se fait entendre de l’autre côté. Lorsque les cris retentissent jusque dans sa maigre cage thoracique. Quand les murmures d’agonie montent en chants funèbres sous le beau plafond décoré. Elle garde le silence lorsque le dernier soupir s’écrase et que le temps s’arrête. Les rires laissent place aux calmes sinistres qui suivent les massacres. Le couperet s’abat sur les rêves et les espoirs d’une famille aux ambitions trop grandes pour son propre bien, proie trop facile pour les sbires d’une pègre locale. Ils ne seront qu’une ligne anecdotique dans le journal malgré la violence de la scène que les autorités découvriront. Cette famille, venue de loin, soudée et désireuse de se faire une place. Décimée. Elle est silencieuse lorsqu’on la trouve les mains enfouies dans les cheveux de sa mère, deux jours plus tard.

1997- arrivée à senja, nouvelle carlsen Que cherchent-ils chez elle ? Est-ce son air constamment sonné, jamais serein ? Est-ce le mutisme qui règne autour d’elle, comme une petite reine intimant le silence à grands coups de ses yeux sombres ? Espèrent-ils faire d’elle la pièce apaisante dans l’engrenage hexagonal ? Et que trouvent-ils réellement ? Que lisent-ils qui les satisfassent au point de la faire venir d’Oslo jusqu’à Senja, de lui donner leur nom et de la sortir de ce lieu où personne ne semble vouloir d’elle ? Et maintenant, que vont-ils faire d’elle ? Elle est projetée contre le chaos d’une fratrie en patchwork et elle ne lutte même pas pour faire entendre sa petite voix. Elle est broyée, écrasée, on ne lui demande pas de parler et ça lui convient. Elle ne veut pas. Mais c’est un nouveau monde. Que sont ces créatures et ces cultes, qu’attendent-ils d’elle ? Petit esprit innocent mais curieux, petit esprit curieux mais méfiant. Ses doigts d’enfants vont rougir de s’aventurer vers les interdits, les jours ressembleront à des éternités quand les punitions s’abattront. Toujours en les décevant elle se demandera, que cherchent-ils en elle ?

2011 - dispersion fraternelle, il n’en reste qu’une. Elle déglutit, un peu perdue. Il ne restait plus que les filles, différentes et en sororité. Les garçons ont pris la tangente, en fuite, en rite. Pour s’extirper, pour respirer. Pour vivre. Il ne restait plus que les filles mais déjà leurs rangs s’évaporent. Magda a filé, s’est faufilé en sonate sur une fugue pour des compositeurs que Solvi ne reconnaîtrait probablement pas. Mariska peut l’emmener au bout du monde si elle la laisse faire, si elle saisit sa main tendue, plonge dans ses yeux. Elle n’ose pas la suivre, pétrifiée, peureuse. Quel est ce monde qu’elle ne connaît pas face à elle, dans lequel on veut la jeter alors que dans son dos brûle le réconfort du toit, des habitudes, des tortionnaires. Elle est seule maintenant. Si jeune, si serviable, si seule. Un peu jalouse. Des ailes qui ont poussé dans le dos de la plus jeune d’entre eux, dans leur dos à tous. Et elle les félicite aussi, d’avoir trouvé leur porte de sortie tandis qu’elle reste résolument à l’intérieur. Malléable, ultime pari pour des parents qui n’ont le titre que sur un livret de famille. Cinq en moins c’est cinq fois moins de problèmes. Cinq fois plus l’occasion de s’arrêter sur les moindres erreurs de celle qui reste sous leur coupe. Les coups ne pleuvent pas, pas directement, c’est insidieux, vicieux, létal. Ses poumons s'étouffent dans les émanations de produits chimiques, dans les placards humides qui accueillent ses pénitences. Lorsqu’elle regarde devant elle, la route est faite de brouillard, de remontrances et de douleurs. Mais surtout, il n’y a qu’une seule voie. Pas de chemin de traverse, pas d’alternative. Elle déglutit, un peu perdue.  

2013 - glorieuse hel, syndrome de stockholm Ses silences l’a font d’or. Ses yeux hurlent mais son mutisme la rend si précieuse. Incapable d'émettre le moindre son même lorsque le pire se déroule de l’autre côté des portes. Ils l’ont prêté, loué, elle ignore la nature de l’échange. Pour quelques jours elle est au service d’une famille de la Tourmente, madame a consenti sans un regard vers elle. La lassitude d’une vie de servitude lui semblait insurmontable, désormais elle s’estime presque bien lotie. Les rituels s'enchaînent, les psaumes s’élèvent et s’enroulent entre les voix des sacrifiés. C’est magnifique et terrible. Elle est figée, obéissante et terrifiée. Ses mains ne sont pas capables de trembler contre la lourde jarre qu’elle maintient, elle doit assurer son service, préparer les tables. Son souffle tressaute alors que son estomac se révulse quand les cris s’intensifient. Surtout ne fais pas un bruit. Une voix comme un souvenir lointain lui psalmodie cet ordre, ne pas se faire remarquer, rester obéissante pour ne pas risquer les foudres. Le rite à la gloire de Hel est sanglant, son horreur grandissante. Elle le devine, suppose les odeurs de cruor. L’humain expire un dernier souffle au centre du cercle runique que son statut de parasite ne lui permet pas de voir. C’est pour le mieux. Elle a croisé ses beaux yeux verts, plus tôt, luisants d’appréhension. Elle n’a pas osé lui sourire, le rassurer - ce n’était pas sa place. Et peut-être, peut-être le monde est-il plus dangereux encore en dehors des murs de la demeure des Carlsen. Peut-être a-t-elle de la chance, pauvre humaine, d’avoir un toit et de quoi se nourrir lorsqu’elle obéit, sans que madame et monsieur ne planifient de la sacrifier à son tour.  
Et
elle
reste.
Où irait-elle sinon ?

2015 - graine de courage. Elle les a tous vus partir, s’évader dans la nuit comme des ombres chinoises derrière un drap tendu. Elle les a tous vu disparaître, poursuivis par leurs propres démons. Solvi reste sur le parvis qu’elle n’ose pas quitter. Elle est punie, encore. Quand son visage se ferme, hermétique aux ordres. Quand elle n’en peut plus - que ses doigts saignent de frotter depuis des heures, quand ses chimères ravivent les terribles rites cauchemardesques qu’elle préfère oublier. Quand ses poumons la paralysent, le plexus bloqué dans l’acier, à la recherche de son souffle. La nuit, dans son lit étroit et froid, ses ongles labourent sa propre peau, entaillent le creux de ses coudes qui s'abîment. Les dyspnées se font plus fréquentes mais elle les enfouit, les oublie. Et sa force s’effrite, sa patience agonise. Dans son thorax, entre son myocarde et ses bronches se loge un pépin, minuscule et tenace. Il n’est pas gênant pour l’instant, tout au plus un peu irritant. Rien d’insurmontable. Jusqu’à ce qu’il fasse son chemin, descende dans les viscères. Grandisse dans les tripes. Le pépin prend de la place, il germe à son rythme. Insidieux comme tant de choses, impossible de se rendre compte de sa présence dans le tempo doucereux. Elle est là, la fleur de courage. Elle va peut-être finir par éclore. Rattraper son retard. Mais pour l’instant elle n’est que graine, étriquée entre les quintes de toux qui usent ses côtes.

avril 2020 - instinct de survie, refuge fortuit. Son coeur cogne contre les parois de ses plèvres. Comme les tambours mystiques de rites ancestraux destinés à implorer la clémence des dieux. Le rythme est régulier pourtant chaotique, s’entrechoque contre ses inspirations laborieuses. Elle a erré des heures, incapable d’expliquer pourquoi son chemin n’a rencontré aucune âme vivante, ni pourquoi c’est devant cette porte surmontée d’une plaque dorée qu’elle s’est arrêtée. Le sang qui la macule a commencé à sécher, figeant ses vêtements de manière inconfortable dans le froid de Senja, tirant les traits de son visage choqué. Ses pas guident son esprit loin, le plus loin. Elle fuit. Elle ne s’en rend pas compte. Elle survit. Cela non plus elle ne s’en rend pas compte immédiatement. Elle le réalisera plus tard. Ses pensées divaguent dangereusement, assise sur la table d’auscultation. Le médecin est doux, il pose peu de questions - elle est de toute façon incapable d’y répondre. Si elle pouvait, elle lui conterait qu’elle est une esclave de la Tourmente louée par ses propres parents à un cruel Surnaturel. Que la graine de courage qui se formait ses dernières années a enfin fait des fleurs en elle. Ce sont des capucines, elle en est certaine - mellifères, flamboyantes et délicates. Elle lui dirait que le courage a explosé et qu’elle n’a pas obéi, encore une fois. Mais que cette fois, elle lui dirait, cette fois la rage du Surnaturel face à l’entêtement de l’humaine était telle qu’elle a vu son dernier instant arriver. Elle a senti un fourmillement s’emparer d’elle, les gestes devenus brusques et violents, les yeux virer à la tempête. Alors à ce moment, quand elle s’est dit que c’était elle ou lui, quand elle a compris qu'il la tuerait, quand elle a projeté ses mains en avant, que l’instinct de survie a éclaté en fracas en faisant le même son que le crâne s’écrasant contre le marbre du sol. Et le sang, tellement de sang. A ce moment elle luttait pour elle. Elle l’a laissé pour mort et s’est enfui. Si elle pouvait, elle lui dirait tout cela par-dessus son souffle rauque. Il la palpe délicatement, cherchant une blessure mais elle n’en porte miraculeusement pas, en dehors des stigmates de sa vie d’esclave. Son ancienne vie. Elle est partie.

juin 2020 - god(s) knows I’m trying to be someone, my vision’s failing me Elle n’aurait pas pu deviner que le doux médecin ne lui ouvrirait pas seulement son cabinet ce soir là, mais aussi sa maison, sa vie. Elle découvre à peine ce qu’est un foyer d’affection et de complexité, Henok et Wyn lui ouvrent un cocon dans lequel elle peut se rouler en boule pour lécher ses blessures. Le silence y est apaisant, elle essaie de se faire petite et discrète. De faire sa part aussi. Elle s'est reposée, elle en aurait encore besoin. Et même si elle a du mal à en prendre conscience, elle n'est plus esclave. Un pas après l’autre, la bête aux flancs émaciés se rapproche de la sortie de sa grotte, redécouvre les odeurs et les couleurs. Ce qu’il lui reste de famille. Il y a eu les échanges sporadiques pendant toutes ces années, les rencontres fortuites, les regards de loin quand ils croisaient son chemin. Il y a ce creux dans sa poitrine, agrandi un peu plus chaque fois que l’un d’eux s’évaporait. Que Zakaria lui donne une chance au Deep Blue est déjà un premier pas pour essayer de le combler. Elle va se réapproprier sa vie. Elle va faire de son mieux.

the air
hypnotically see-through, rare,

the journey a ponderous one at times, long and slow
but necessarily so.
(lockdown, armitage)